On entend beaucoup parler de Corto Maltese ces temps-ci. J'en vois même — les plus jeunes d'entre-nous — qui, ayant certes déjà entendu prononcer le nom du personnage mais n'ayant jamais franchi le pas de la lecture d'un album, le découvrent avec le faux Corto qui vient de sortir. C'est un comble, non ?
Je ne vous cache pas que quand j'entends tous ces jeunes et moins jeunes parler du faux Corto, je me dis, pour ceux qui ne connaissent pas, que cela pourrait être le bon moment pour découvrir les vrais, au premier rang desquels j'aurais tendance à conseiller celui-ci.
Ce n'est pas évident d'en conseiller un en particulier car la série de BD de Corto Maltese est à l'interface, au confluent de sources très diverses qui la nourrissent et même, qui la caractérisent. Histoire, voyages, sorcellerie et ésotérisme, aventures, géopolitique, croyances et légendes, culture, romantisme, poésie, etc.
Si bien qu'en raison même de son statut d'œuvre à la croisée des chemins de disciplines aussi différentes voire contradictoires (la précision documentaire et historique qui copine avec les croyances et les légendes les plus farfelues, par exemple) que les gens qui aiment les BD de Corto Maltese peuvent les aimer pour des raisons, elles aussi, très diverses et contradictoires.
De sorte que, selon l'angle d'attaque où vous vous reconnaissez le plus, vous aimerez plus ou moins tel ou tel titre, selon qu'il fait la part belle ou non à votre point de vue favori.
En ce qui me concerne, plus Hugo Pratt attire mon attention sur des événements historiques réels et peu connus, survenus à l'autre bout de la planète, il y a près d'un siècle voire davantage, plus je prends de plaisir. Plus il y a de légendes et de croyances, plus je m'y ennuie.
Selon cette définition typologique, les deux meilleurs albums selon moi sont ce Corto Maltese En Sibérie et La Maison Dorée De Samarkand, les deux suivis de près par Tango puis, un peu plus loin, les Éthiopiques. La Fable de Venise, les Helvétiques ou Mû arrivant bonnes dernières, également en raison du relâchement du dessin mais surtout car il n'y est question quasiment que de légendes ou de croyances.
Avant de vous parler un peu du synopsis de cet album, je tiens à préciser que c'est probablement celui que je trouve le plus parfait quant au trait du dessin, ex-æquo avec les Celtiques et les Éthiopiques. Une grand finesse, une grande beauté plastique, vraiment de la belle ouvrage.
Ensuite, vient le contexte historique et géographique. Nous sommes au fin fond de la Russie en 1919. La Révolution communiste a posé ses bases partout à l'ouest, il ne reste que quelques poches de résistance de l'armée blanche à l'est, c'est-à-dire ce qui reste de l'aristocratie militaire russe.
Un train chargé de l'or du tsar déchu fait route vers l'est par l'axe trans-sibérien. L'or doit servir à financer l'armée de reconquête visant à écraser la Révolution communiste. C'est le baron von Ungern-Sternberg qui commande cette armée quelque part entre Sibérie et Mongolie. Cet homme a réellement existé et, de façon générale, je suis toujours admirative de la culture et de la qualité des recherches et des connexions que réalisait l'auteur Hugo Pratt, à une époque où l'internet n'existait pas et où il était bien plus difficile et fastidieux de trouver de l'information qu'aujourd'hui.
Mais le contexte géopolitique local est loin d'être aussi simple. Depuis la chute de la dynastie Mandchoue en 1911, la Chine est dans un chaos politique indescriptible. Différents chefs de guerre locaux s'adonnent à des atrocités dans le but d'accroître ou de récupérer leur pouvoir. Les vautours japonais, américains et anglais tournent autour de la proie chinoise moribonde...
Des sociétés secrètes chinoises sèment la terreur et aimeraient bien mettre la main sur le train d'or russe pour financer leur propre révolution. Corto Maltese arrive donc avec son vieil " ami " Raspoutine au beau milieu de ce guêpier où chacun tire les ficelles pour son propre compte. Corto n'étant pas le dernier à briller dans cet exercice.
Voilà, vous en savez suffisamment pour savoir si vous vous sentez mûrs pour monter dans ce train dont le terminus est à Vladivostok. Deux mots encore sur cet énigmatique personnage qu'est Corto Maltese. Un taiseux, gentilhomme de fortune, façon fort délicate d'appeler un malfrat toujours prêt à mettre la main sur un magot, quel que soit son origine ou son odeur.
Il semble mu par quelques vagues valeurs morales mais sujettes à une géométrie variable. Il n'hésite pas, si le besoin s'en fait sentir, à trucider deux ou trois bonshommes. Il est comme ça, Corto. Il sait parfois être grand seigneur ou délicat avec les femmes, mais il sait aussi être un vrai con antipathique. Je ne suis d'ailleurs pas certaine que je l'apprécierais plus que ça s'il se présentait sur mon palier...
C'est sans doute ce qui me surprend le plus du point de vue de la cohérence générale de la série. Comment quelqu'un d'aussi antipathique, douteux et pince-sans-rire, peut-il compter autant d'amis et de gens prêts à le recevoir ou à l'introduire dans ce que leur société à de plus secret et stratégique ? C'est ce dernier mystère que je vous laisse le soin de chercher à résoudre par vous-même car, vous l'avez deviné, ceci n'est qu'un avis, c'est-à-dire, bien peu de chose.
P. S. : Corto Maltese, le seul gars non vivant qui a réussi à coller sa gueule sur un flacon d'Eau Sauvage, aux côtés de Delon, Zidane et Johnny. Si c'est pas de la notoriété, ça ? Et le pire, c'est que le malheureux Corto n'a même pas touché le chèque du contrat publicitaire, lui qui ne crache pourtant jamais sur un petit paquet de pognon. Mais, à la vérité, peut-être n'aurait-il jamais accepté de voir sa tête placardée sur les arrêts de bus, c'est tellement loin de sa philosophie, tellement loin de Rimbaud et des légendes... Eau Sauvage ! Ha ! Ha ! Rien que le nom est risible. Comme si les sauvages se parfumaient !
Corto est évidemment tout le contraire de ça, tout le contraire de l'homme civilisé moderne, tout le contraire des bonus et des stock-options. Il doit sentir la sueur et la crasse. C'est un despérado, il ne tire pas de plans sur l'avenir (et encore moins de business plans), il vit l'instant présent. Il est comme Omar dans The Wire et c'est justement parce qu'il est tellement différent de l'homme moderne qu'il est si séduisant. Les hommes soumis qui sont des agneaux aimeraient tellement lui ressembler, mais ils n'ont pas les couilles pour ça. Ceci pouvant expliquer la renaissance du héros... avec de beaux petits dividendes à la clef !
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J'aime étaler mes lectures de Corto Maltese dans le temps, pas plus d'un ou deux albums par an, et c'est avec un réel plaisir que je retrouve à chaque fois notre aventurier.
On ne comprend pas tout dans celui-ci, la géographie de la région nous reste floue et mystérieuse, et les enjeux politiques et les imbrications entre toutes les factions sont parfois difficiles à saisir, du moins pour le novice en histoire asiatique du début du XXe siècle que je suis. Il est vrai qu'on a vite fait de se perdre entre les Rouges, les Blancs, les révolutionnaires mongols, la triade chinoise, les sociétés secrètes plus ou moins indépendantes, les seigneurs de la guerre, les Japonais, les Américains, etc. Mais c'est l'occasion d'apprendre des choses, comme toujours avec Corto, et j'adore ça ! Et puis certes, on se perd un peu, mais, comme dit l'autre, là n'est pas la question ! Une aventure de Corto Maltese se doit d'être un brin insaisissable ! J'ai savouré chaque planche.
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» Corto est en Asie pour cette histoire en six chapitres : Les Lanternes rouges – le Prisonnier de Tchang – La Duchesse romantique – La Division sauvage – Ungern de Mongolie – La Fin du Dragon noir. le fond historique est celui de la guerre civile russe en Extrême orient où s'affrontent les rouges , les blancs (Semenov, von Ungern ..) , les Triades , les communistes… Un train d'or, de belles dames et le retour de ce cher Raspoutine , comme un poisson dans l'eau dans ces cercles de l'enfer . Peu d'ésotérisme et beaucoup d'aventure .Et toujours un dessin sublime .
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On quitte les Océans pour pendre le train, dans une histoire pleine de rebondissements démontrant si il en était encore besoin tout le talent du Maestro italien, « è pericoloso sporgersi … ».
Lire la critique sur le site : BulledEncre
Corto Maltese n'a pas fini de nous faire rêver, avec ses récits, ses aventures qui n'ont pas pris une ride et qui se lisent toujours avec un grand plaisir.
Lire la critique sur le site : Sceneario
MACHA : Sergheï, qui sont les Américains ?
LE COMMANDANT SÉMÉNOV : Les Américains ?… ce sont des Zhids… des Juifs de Wall Street. Leur président, Woodrow Wilson, a trouvé comme bonne excuse que nous, les Russes, lui devons un billion de dollars, et il a envoyé ici, en Sibérie, un corps expéditionnaire pour le reprendre. Tout le reste n'est que prétexte pour justifier leur présence en Russie… Tu sais ce que je pense, Macha ?… Le baron Ungern a raison quand il dit que les Zhids veulent diviser le monde. Marx, Lénine et Trotsky sont aussi des Juifs subversifs et bolcheviques. Capitalisme et révolution sont entre les mains des Zhids.
MACHA : Ma famille aussi est juive, Sergheï…
LE COMMANDANT SÉMÉNOV : Oui, et moi je t'ai sauvée d'un pogrom, de l'extermination. Mais tu as peut-être oublié ?
MACHA : Non, Sergheï… Je pensais seulement que…
LE COMMANDANT SÉMÉNOV : Comment, tu commences à penser ? Ah, Macha ! Macha ! Quand un objet veut devenir sujet, il ne sert plus…
BANG !
CORTO MALTESE : Raspoutine ! Tu es fou !
RASPOUTINE : Mais non !… Aujourd'hui, je me suis caché pendant que tu parlais et puis je me suis blessé pour te faire croire qu'il m'était arrivé quelque chose. J'ai voulu t'offrir une émotion, Corto, parce que je t'aime bien… C'est pour toi que je l'ai fait. Dieu seul sait ce que c'est moche de vivre dans un monde sans aventure, sans fantaisie.
NINO : En fait… tu es un voleur !
RASPOUTINE : Évidemment. Mais contrairement à certains hommes qui font un choix politique en s'enrichissant sur les masses et en accumulant leurs richesses dans des banques suisses, moi, tout ce que je vole, je le dépense tout de suite. Je fais rouler l'argent… Il y a des tas de gens qui vivent grâce à ce que je dépense après un vol…
LONGUE VIE : Nous vivons une époque difficile. […] Dans la confusion et la révolte, les sectes religieuses aussi font des projets ambitieux… Selon les circonstances, une secte religieuse peut devenir une association politique et vice versa.
VON UNGERN-STERNBERG : Pourquoi vouloir aller à Tchita ? Une femme peut-être ? Déplaisant !… Perdre son temps avec ces sottes… grandes dames ou petites garces, elles se ressemblent toutes ! Sangsues ou mercenaires !…
Dans le 147e épisode du podcast Le bulleur, on vous présente L'année fantôme, album que l'on doit à Didier Tronchet et aux éditions Dupuis dans la collection Aire libre. Cette semaine aussi, on revient sur l’actualité de la bande dessinée et des sorties avec :
- La sortie de l'album Gisèle Halimi, une jeunesse tunisienne que nous devons au scénario de Danielle Masse, au dessin de Sylvain Dorange ainsi qu'aux éditions Delcourt dans sa collection Encrages
- La sortie de l'album Ange Leca, adaptation d'un roman de Tom Graffin par Jérôme Ropert pour la partie scénario, Victor Lepointe pour la partie dessin et c'est édité chez Grand angle
- La sortie de l'album Angela Davis que l'on doit au scénario de Mariapaola Pesce, au dessin de Mel Zohar et c'est édité chez Des ronds dans l'O
- La sortie de l'album Camille Claudel que l'on doit au scénario de Monica Foggia, au dessin de Martina Marzadori et c'est paru aux éditions du Seuil
- La sortie de Tombée d'une autre planète sur la vie de Patricia Highsmith, un album que l'on doit à Grace Ellis au scénario, Hannah Templer au dessin et c'est édité chez Calmann-Levy
- La sortie de l'album Psychothérapies que l'on doit au scénario conjoint de Jessica Holc et de Ghislain de Rincquesen, au dessin d'Émiliano Tanzillo et c'est édité chez Glénat dans la collection Vents d'ouest
- La réédition d'Un été indien, l'album que l'on doit au scénario d'Hugo Pratt, au dessin de Milo Manara et réédité dans une collection sortie en marge du festival d'Angoulême chez Casterman
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