Je pense à ma faim : il n'est pas de faim qui s'assouvisse et perde au cours du jour le désir de dévorer encore. J'ai trop lu pour ne pas être insatiable. J'ai trop lu pour que je désespère subitement que la pensée aille plus avant que la convention de chaque époque et le dédain de tout. Je n'ai jamais jugé non plus qu'elle se bornât dans le simple miroitement narcissique des mots dans le langage. Le langage n'est pas apathique, impersonnel, ni instrumental, ni anhistorique, ni divin. Je pense ceci : la faim de la pensée n'est pas rassasiée. Je pense que la haine de la pensée - que la pensée de ce temps après le raz de marée idéologique, humanitaire, religieux qui cherchent à voiler et à revêtir l'horreur hurlante de ce temps - commence à affamer la tête. Je sens l'essor d'une curiosité enfin réadressé à quelque chose qui lui est inconnu
Fronton écrit à Marcus " Il se trouve que le philosophe peut être un imposteur et que l'amateur de lettre ne peut l'être. Le littéraire est chaque mot. D'autre part, son investigation propre est plus profonde à cause de l'image." L'art des images que l'empereur Marc Aurèle nomme, en Grec, icônes, tandis que son maître Fronton, les nomme le plus souvent en latin, images ou à quelques reprises, en grec philosophique, métaphores. (...) Marcus écrit que le monde dans le temps est un torrent gonflé par un orage qui s'emporte lui-même et qui emporte tout. La pluie des êtres ne s'interrompt pas. Tout dévale dans la nuit. Quelques fantasmes forment les ligatures, laçant des simulacres, des schèmata, qui réagissent entre eux.
Dans les mouvements des vagues de la mer s avance autre chose que la mer. Dans le frémissement des feuilles tremblantes autre chose que le vent. Dans l éclat des yeux de la femme vivante qu on aime brille autre chose que le reflet de la lampe ou la seule répercussion du soleil.
Le choix des mots consiste en "optio" et "electio". L'écrivain est celui qui choisit son langage et n'en est pas dominé. Il est le contraire de l'enfant. Il ne mendie pas ce qui le domine : il travaille à ce qui le libère. Il s'approche des dieux qui parlent. Minerva, Mecurius, Apollo, Liber et les faunes sont les seigneurs des paroles.
Fronton disait qu'il fallait travailler la langue pour être capable d'affronter audacieusement les périls des pensées les plus difficiles à admettre, les aphasies que provoquent les expériences les plus douloureuses ou qui sont les plus indomesticables. Il faut suivre sa route avec les rames et les petites voiles (...) mais, quand la nécessité imprévue survient, être capable de déployer la grande voile du langage et laisser brusquement derrière soi les chaloupes, les barques des pêcheurs,, la philosophie, l'histoire, les lois, les proverbes, les décrets, le baratin, les coutumes.
L'auteur Pascal Quignard a bâti une oeuvre érudite et sensible. Avec "Compléments à la théorie sexuelle et sur l'amour", il poursuit sa réflexion sur la sexualité et la relation amoureuse et nous parle d'art, de masochisme, ou encore de sirènes... Il est l'invité de Géraldine Mosna-Savoye et Nicolas Herbeaux.
Visuel de la vignette : Les Amants / René Magritte
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