Allongé sur une méridienne, Bernard Brochard lisait un livre ancien habillé d'une reliure en cuir ; un labrador qui bondissait dans la pièce étreignit la standardiste, dressé sur ses pattes postérieures comme un animal de cirque. Brochard leva négligemment la tête, ferma son livre avec un claquement sec et s'approcha, la standardiste s'était éclipsée ; je suis Bruno Stepffer, balbutia-t-il en s'entendant à peine, nous avions rendez-vous à dix-huit heures ! Brochard lui désigna un coin salon, Bruno posa sa sacoche par terre et s'installa dans un fauteuil en cuir ; le labrador dansait sur la symphonie, courant d'un bout à l'autre de l'immense pièce, improvisait des chorégraphies furieuses en bondissant sur la moquette. Vêtu d'une veste gris perle à col Mao, d'une chemise blanche sur un puissant thorax, d'un pantalon cigarette à fines rayures, Bertrand Brochard était d'une élégance et d'une beauté stupéfiantes ; Bruno s'était attendu à trouver un home gris, terne, myope, adipeux, l'équivalent d'un robinet d'évier. Enchanté de faire votre connaissance !, commença Brochard en élevant la voix pour se faire entendre, votre courrier a retenu toute mon attention ! Je vous remercie !, répondit Bruno en tentant de percer les accords de la symphonie, c'est très aimable ! Brochard avait déposé son livre sur la table, Bruno inclina la tête et découvrit qu'il s'agissait des Pensées de Pascal ; aucun papier, aucun dossier, aucun parapheur ne traînait nulle part dans la pièce, la table du directeur n'accueillait en tout et pour tout qu'un téléphone design et un stylo Mont-Blanc. Pour quelles raisons avez-vous répondu à cette annonce ?!, reprit Brochard avec un sourire malicieux ; vous vous intéressez aux robinets ? Ca commençait bien, le manager désoeuvré l'entraînait d'emblée sur une pente savonneuse, il semblait pourtant parfaitement évident que personne ne s'intéressait a priori aux robinets ; il était impératif d'éviter cet écueil inaugural avec talent, sous peine d'être congédié avant la fin de la symphonie. Il n'est pas dans mes intentions d'essayer de vous faire croire que j'ai toujours rêvé de travailler dans la robinetterie !, répondit Bruno en renvoyant au directeur général son rictus malicieux, ni que mon expérience dans les publications aquariophiliques me conduisait tout naturellement vers ce secteur d'activité ! Du genre : des poissons aux robinets, il n'y a qu'un pas ! Non !, poursuivit-il en s'arrachant la gorge, je n'aurai pas l'outrecuidance d'aller jusque-là ! En revanche, l'expérience et les techniques que j'ai acquises peuvent être mises au service de n'importe quel secteur d'activité ! Robinets, sèche-cheveux, abrasifs industriels, peu importe, hurla-t-il, du moment qu'il est possible de mettre à profit mes compétences ! Brochard considéra Bruno longuement, sortit un gros cigare d'une poche de sa veste, considéra sa texture rêche de la même manière attentive qu'il avait considéré Bruno et ferma doucement les yeux ; le rythme de la symphonie s'était ralenti, cet adagio lascif devait être son passage préféré, les mots "abrasifs industriels" continuaient à résonner désagréablement comme des cymbales dans la tête de Bruno. Le directeur général rouvrit les yeux, promena une langue discrète le long du cigare et sourit. Je vous ai convoqué pour voir quelle tête vous aviez !, reprit-il, pour voir la tête du type dont l'expérience est résumée dans les deux pages que j'ai reçues ! Comment pouvez-vous m'expliquer, ou vous expliquer à vous-même, qu'on puisse passer des études que vous avez faites à cette expérience élitiste de vendeur de poésie, puis à ce poste de promoteur international de publications sur les poissons, puis à cette extravagante expérience de free-lance que vous décrivez dans votre curriculum vitae, puis à cette candidature qui vous fait courir le risque d'associer votre destin à celui d'une firme de robinets ! Je peux vous dire tout de suite, cher ami, et sans doute pour votre plus grand soulagement, que vous en correspondez pas du tout au profil du poste ! Le labrador cessa ses sprints circulaires puis s'approcha du coin la langue pendante, reniflant soudain l'entrejambe de Bruno ; il écarta poliment l'animal avec un vague sourire gêné, Brochard considérait la scène avec amusement. Pour quelles raisons ma candidature ne vous semble-t-elle pas adaptée au profil du poste ?!, déclara-t-il pour détourner l'attention du directeur général ; Ne considérez-vous pas la variété de mes expériences comme un atout ?! Si, sans aucun doute !, hurla Bertrand Brochard, il ne s'agit pas de ça ! De quoi s'agit-il alors!, enchaîna Bruno en écartant la truffe fouineuse du labrador, de quoi s'agit-il ! Le directeur général désigna la silhouette de Bruno d'une main descriptive : commençant son long périple accusateur par sa chevelure, elle l'acheva six secondes plus tard par ses chaussures ; cette démonstration silencieuse terminée, il alluma son cigare. Bruno avait croisé les jambes et, de la manière la plus naturelle et pacifique qui soit, un sourire artificiel sur les lèvres, tentait de maintenir le labrador à bonne distance ; il devait lutter simultanément, opération délicate en l'occurrence, contre l'animal, la symphonie, la fumée du cigare et la troublante beauté du directeur général, qui profitait des explorations fantaisistes de l'animal pour hasarder des coups d'oeil circonspects sur son entrejambe : il n'avait jamais connu d'entretien plus épuisant. Cette esthétique particulière porte un nom, cher ami, conclut Brochard : dandysme ! Et je ne pense pas qu'elle soit particulièrement appréciée des industriels rudimentaires avec lesquels nous travaillons ! Plus sérieusement, ajouta-t-il, j'ai l'intuition qu'un tempérament rêveur comme le vôtre, car il n'est pas contestable que vous êtes un jeune homme sensible et idéaliste, peut difficilement s'accommoder des préoccupations bassement matérialistes de nos clients ! Vous pouvez me contredire naturellement !
Éric Reinhardt – Sarah, Susanne et l’écrivain
Lecture musicale par l'auteur
(Maison de la Poésie - Scène littéraire)