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EAN : 9782220048079
461 pages
Desclée de Brouwer (06/10/2000)
3.75/5   8 notes
Résumé :
Dante a laissé, avecLa Divine Comédie, une oeuvre prodigieuse,éclaboussant de son génie, de sa pensée, de sa philosophie, les siècles à venir. Une oeuvre prodigieuse mise en scène par un non moins prodigieux auteur, dont on a gardé du nom un adjectif : dantesque. Un adjectif qui sied aisément au XXe siècle, traversé par les conflits, les horreurs,avec ses atrocités, convoquées dans "le bruit et la fureur d'une inhumanité poussée à son comble". La comédie n'est plus ... >Voir plus
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Citations et extraits (3) Ajouter une citation
Ph. S. — [...] Oui... On peut aussi évoquer le cri dans les peintures de Bacon. Il faudrait faire, en dehors de l’image télévisée, ce que la peinture a tenté depuis si longtemps à travers les crucifixions multiples. Le cri, un certain cri, doit être entendu.

B. C. — Le cri qui sort les endormis de leur torpeur... C’est là une manière comme une autre de retrouver aussi le vent et le fracas qui ont mis en branle nos entretiens. Je pense au passage où Cacciaguida, l’ancêtre de Dante, rencontré au ciel de Mars au paradis, pousse le poète à publier son poème :

Ché se la voce tua sarà molesta
nel primo gusto, vital nodrimento
lascerà poi, quando sarà digesta.
Questo tuo grido farà come vento,
che le piti alte cime piu percuote ;
e cio nonfa d’onor poco argomento’.

[Le Paradis, XVII, 130-135 : « Car si ta voix sera déplaisante / au premier goût, ensuite elle laissera / une fois digérée, nourriture de vie. / Et ton cri fera comme le vent / qui heurte plus fort les plus hautes cimes ; / et cela n’est pas petit sujet d’honneur. »]

Ph. S. — Ce passage est excellent. Il grido. Rappelez-vous que Dante dit à propos de Giotto : c’est lui « qui a le cri ». Il faut aussi le prendre au sens très trivial : « c’est du dernier cri » (rires). Il faut le prendre aussi dans ce sens, sans pour autant atténuer ce que cela peut avoir de déchirant. Déchirer la surdité, l’opacité, le mur du silence. C’est ce que j’appelle, encore une fois, à propos de Dante, la grande poésie. Ce cri-là a son efficacité, déformée d’une infinité de mélodisations, d’une infinité de petits récits coulés, d’une infinité de musiques.

B. C. — Rien à voir avec les cris qu’on entend dans les cercles infernaux.

Ph. S. — Non. C’est un cri qui doit tenir la note de la plus grande détresse, sans recours. C’est donc une responsabilité. C’est un cri de beauté, quelle que soit l’horreur du sujet.

B. C. — Le cri du Christ, aussi.

Ph. S. — « Éli, Éli... » C’est l’expiration de la volonté. C’est très étrange qu’on ait continué dans le temps à définir le summum esse en tant que volonté, dans l’histoire de la métaphysique elle-même dont la théologie est une partie. D’un point de vue christique, c’est bien de l’abandon de la volonté dont il s’agit, ou alors j’ai mal compris. « Je remets mon esprit... » L’expression « Que ta volonté soit faite » nous obligerait à revenir sur cette histoire de la volonté. Mais la notion de l’Etre comme volonté ne tient pas.

B. C. — Vous venez d’évoquer Bacon de façon opportune. Jean Paul II venait à peine en effet, quasi effondré sur le sol, de faire pivoter la Porte sainte, qu’on apprenait à Paris la découverte récente de toiles inconnues de ce peintre, roulées au fond de son atelier. Je me suis rendu à la Galerie Lelong, où on les exposait. L’une des pièces présentées — absolument maîtresse — s’inscrit dans la série des reprises du portrait d’Innocent X par Vélasquez. On y voit la même figure papale, comme électrocutée sur son fauteuil, poussant ce cri que Bacon, de son propre aveu, n’est jamais parvenu à « sortir » [30]. « Pas la bonne couleur », dit-il lors d’un entretien télévisé consacré à son oeuvre, « pas assez de vibrations », ou : « Je ne sais pas faire les bouches » (qui devaient avoir l’amplitude d’un paysage de Monet ou de Turner...). Francis Bacon — dont vous avez écrit qu’il « peint la crise, de plein fouet » — n’est pas parvenu à « sortir » le cri du pape...

Ph. S. — Bacon n’était pas à l’aise avec ces tableaux. Il n’empêche qu’il a peint des Crucifixions . [...]

*
II
Ph. S. — [...] Per lei assai di lieve si comprende
quanto infemminafoco d’amor dura,
se l’occhio 0 ’l tatto spesso non l’accende.

[20. VIII, 76-78 : « Par elle on comprend aisément / ce que le feu d’amour dure chez une femme / si l’ ?il ou le toucher ne l’allume souvent. » ]

Visiblement, nous avons affaire à quelqu’un qui a été trahi par du féminin. Il y a une polémique, une intervention misogyne de Dante sur la question d’Ève. C’est juste ce que je voulais dire en passant, avant que n’interviennent, pour chasser ce serpent — quel est ce serpent qui vient siffler sur nos têtes, qui nous méduse en quelque sorte ? —, des anges comme des éperviers, fendant l’air de leurs ailes vertes... Nous sommes là, avec Giotto, ce contemporain de Dante .

B. C. — Qui a il grido...

Ph. S. — Qui a le cri... Tout de même, il faut penser que ces corps-là ont été dans les rues de Florence et de Padoue ensemble. Ce n’est pas rien. [...]

*
III
[...]

Ph. S. — Baudelaire et Delacroix, Mallarmé et Manet, Artaud et Van Gogh, Claudel et Rembrandt ou Fragonard... Pourquoi le français a-t-il le parler le plus adapté au visible et pourquoi l’aurions-nous oublié ? Le " parler visible ", dit Dante. Je peux vous faire un recueil de tout ce qui s’est écrit sur la peinture de la part des poètes. Ce sont des écrivains, mais il faut souligner qu’il s’agit d’une question fondamentalement poétique, et donc de pensée. Vous allez voir que cela fait un recueil très impressionnant dont vous ne trouverez pas l’équivalent dans aucune autre langue, c’est-à-dire l’implication directe du verbe dans le visible.

B. C. — Dante dit de Giotto qu’il a il grido, ce n’est tout de même pas mal.

Ph. S. — Bien, Monsieur, c’est le moment de l’ouverture maximale du "parler visible" en Italie aux XIIIe et XIVe siècles. Si vous suivez ce mouvement révolutionnaire, vous voyez que l’Italie a il grido. Mais au XIXe siècle, ce sont quelques français qui ont il grido. C’est le cri de ce que vous ne voulez pas accepter qui est pourtant là, sous vos yeux, dans sa sérénité bouleversante. [...]

N’oubliez pas l’aspect baptismal des Baigneurs et Baigneuses [...] en n’oubliant pas l’aspect lustral, car cet évènement, dont Cézanne vous dit ce qu’il y a à vous dire, est une question de baignade. Comme nous avons le Léthé et l’Eunoé et la forêt vive où l’on regrette qu’il n’y ait personne, par la faute d’Ève... Ce que nous sommes en train de dire est donc éminemment adamique. Dante et Cézanne.

B. C. — Vous parlez à propos des Baigneurs de la résurrection des corps...

Ph. S. — C’est la même chose. Les Baigneurs, Les Baigneuses, Les Grandes Baigneuses, sur fond ogival intégré. [...]

IV
Ph. S. — [...] Au chant XXI, chez les contemplatifs du ciel de Saturne, vous avez un silence. La notation que Dante fait de la musique et des silences, des pauses et des mouvements, fait entrer un certain vide animé dans sa vision. Le voyageur qui rentre dans « la septième splendeur » s’entend dire que ce qui lui parle pourrait le détruire. Nous progressons lentement, en même temps que ce voyageur extraterrestre, extra-humain et intra-humain dans le « transport », dans le « transhumain ». Béatrice dit à Dante que si elle riait, il serait réduit en cendres (v. 4-6). On reprend au passage les mythes antiques. Le questionnement apparaît et nous sommes toujours très près de la Bible. L’échelle de Jacob, en Genèse 28, 12, n’est pas là évoquée par hasard. Notez au passage que dans ses lumières, apparaît l’expression du « libre amour » (v. 74), formule que je reprends volontiers en y associant — c’est une merveille du français, musicale aussi — l’expression « amour libre ». Les deux sens ne sont pas contradictoires. L’amour, la liberté et la poésie sont indissociables. Partout où il n’en est pas ainsi, on porte atteinte à l’une de ces trois substances, soit à la poésie, soit à la liberté, soit à l’amour lui-même. Lecteurs et lectrices, que vous dire ? Libre à vous... Que vous dire ? Amour libre. Quelque chose ne s’est-il pas refermé là et dans quel intérêt 7 Il serait donc interdit de rire à fond ?... Il y a ici un verbe inventé par Dante, « s’enventrer » (XXI, 84). Il est question du séraphin qui a « les yeux les mieux fixés en Dieu » (v. 92). Pierre Damien apparaît. Il y a ce cri :

oh pazïenza che tanto sostieni !

[XXI, 135 : « ô patience de Dieu, qui supportes tant ! »]

Cela me fait penser à la Messe en ut mineur de Mozart, que vous aimez beaucoup, je crois. Il est important d’entendre « cri » dans « Christ ».

B. C. — « Cristal » aussi, et « cristallin »...

Ph. S. — Oui. Le son d’abord, l’oeil ensuite... L’opération de la cataracte... (rires)

B. C. — « Pupille Christ de l’ ?il »...

Ph. S. — Vous avez tout à fait raison de citer de nouveau Zone d’Apollinaire. Un cri retentit donc au chant XXI.

Dintorno a questa vennero e fermarsi,
efero un grido di si alto suono,
che non potrebbe qui assomigliarsi
né io lo ’ntesi, si mi vinse il tuono.

[XXI, 139-142 : « Elles vinrent s’arrêter autour de la première / et lancèrent un cri d’un son si haut / que rien ne pourrait s’y comparer ici ; / je ne le compris pas, le tonnerre me vainquit. »]

Quel cri énorme ! Après le silence, le cri. Voyez comme la mise en situation du narrateur est habile. Ce dernier n’omet jamais de vous dire qu’il est dépassé, et qu’ainsi on va peut-être pouvoir aller plus loin. Sur le moment, bien sûr, il s’évanouit, il ne comprend pas. C’est renversant. Il faut souligner cela, chez Dante. Le paradis est de loin ce qu’il y a de plus éprouvant — et on omet souvent de le dire. Quand on résiste à l’épreuve du « devenir indemne » dont il s’agit, on va garder une propension à dénier l’enfer. Évidemment, l’enfer nous parle trop, constamment. Je peux avoir envie d’en faire l’économie. Mais ce n’est pas le problème. Le problème, c’est l’épreuve extrêmement violente du paradis. Tout le monde est averti. C’est un paradis extatique, bien sûr, mais très axé sur la transformation du sujet, sur sa métamorphose progressive, sur son changement de dimension interne. Les chérubins sont déjà là, dans la Genèse, pour interdire aux mortels l’accès au paradis terrestre et à l’arbre de vie. Mais ici nous sommes au-delà du paradis terrestre. Nous avons déjà franchi cette barrière de feu. Qui voudrait donc nous interdire l’épreuve du paradis, soi-disant pour notre bien ? La tenace nécrophilie qui tient l’espèce en elle-mêm
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« Benoît Chantre : Je voudrais maintenant évoquer de façon plus précise votre rapport à Dante, dont vous avez toujours été un lecteur particulièrement attentif. Votre premier texte sur lui, « Dante et la traversée de l’écriture », date de 1965. Vous dites en 1978, dans Vision à New York, que le temps est venu de « recreuser Dante en profondeur » ; vous évoquez en 1987, dans Le Coeur absolu, le projet fictif d’un film sur Dante (que des commanditaires japonais essaient d’obtenir du narrateur, un certain Ph. S...) ; ce projet devient réalité en 1991, à l’occasion de la fonte de la sixième Porte de l’Enfer de Rodin, commandée par la préfecture de Shizuoka au Japon : vous réalisez alors un vrai film, cette fois, entièrement consacré à la Porte de Rodin. Tout se passe comme s’il était pour vous de plus en plus urgent de rouvrir La Divine Comédie A quoi cela tient-il ?

Ph. Sollers : « Rouvrir » est le mot qui convient, non pas en curieux, en érudit, en touriste, mais bel et bien pour montrer que, sept siècles après, cela pourrait se lire de façon présente. Comme si cela n’avait jamais cessé d’être réellement actuel. Il y a donc un double mouvement : La Divine Comédie se referme avec les représentations qu’elle contient et en même temps qu’elle se referme, elle s’ouvre à un questionnement multiple. On ferme une porte - encore faut-il le prouver - et on en ouvre une autre, ou bien c’est la même porte qui tourne pour s’ouvrir une deuxième fois, au moins. Pour cela, donc, il aura fallu tout ce temps.
J’ai choisi, pour préparer le récit de cette sensation très forte de réouverture, de parler d’abord de parler directement de La Divine Comédie. 1965 est l’année où j’écris parallèlement un livre auquel je tiens beaucoup, Drame. Ce livre est la mise en situation d’un narrateur par rapport à ce que son corps lui dit au moment même où il écrit. Il s’agit d’un travail particulier qui montre ce qu’est un corps dévoué au langage. La situation historique est très différente de celle qu’on trouve chez Dante, mais le projet est le même. De temps en temps, Dante rappelle qu’il est là pour porter au jour des humains futurs le récit fabuleux de quelqu’un qui se serait introduit dans le fond des choses. Cela a donné lieu à ce texte sur Dante dont, je dois le dire, je n’ai eu aucun retour, excepté quelques répercussions italiennes. Je crois être le seul écrivain d’aujourd’hui qui se soit intéressé de près à Dante. Cela s’est imposé. L’une de mes amies, Jacqueline Risset, qui a d’ailleurs participé au comité de rédaction de Tel Quel, a fait la traduction de La Divine Comédie, celle qui s’est imposée désormais. Quand on entend dire que nous avons pratiqué un terrorisme littéraire, on devrait voir là ce que nous avons apporté au milieu de l’ignorance confondante de notre temps. Ensuite j’ai su que le chemin serait très long, qu’il n’y avait rien à faire frontalement. Il y a donc un décalage. Décalage d’une comédie. Par conséquent, je montre que l’oubli ou la muséification de Dante peut être interrogée en situation par un projet télévisuel asiatique, en l’occurrence japonais...

B.C. : La fiction, avec Rodin, est devenue réalité...

Ph. S. : C’est ce que j’appelle l’expansion de la fiction dans la vie réelle, pour reprendre la formule de Nerval [...]

B.C. : Qu’est-ce qui, précisément, vous a amené à rouvrir Dante ? Est-ce sa muséification ? Ce choix est-il lié à des évènements précis ?

Ph. S : Encore une fois, c’était essayer de trouver des issues. Vous voyez que je précède le mezzo [3], puisque j’ai vingt-sept ou vingt-huit ans quand j’écris ce texte, j’ai un peu d’avance (rires). C’est simplement le sortir d’en sortir qui m’anime constamment. De sortir du fini. Il n’y a pas que Dante mais il est une des veines fondamentales. [...]

Aurais-je été le premier — j’en serais surpris — à insister sur le paradis ? Ce n’est pas exclu. Vous vous rendez compte de la mise ? »
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Ce milieu (...) "mezzo", c'est là où on peut toujours s'égarer, toujours se perdre, toujours se tromper à nouveau (...) Il faut faire attention à cela, car la pente naturelle de l'être humain consisterait à se croire sauvé un fois pour toutes, à croire qu'il est dans la vérité alors qu'il s'égare, et qu'il est repris par ses passions. Il me semble que la prudence extrême doit être rappelé ici. Personne ne sait de source sûre s'il est dans la vérité, puisque la vérité chez l'être humain est toujours prise dans la représentation et l'état de conscience. Il faut se mettre en jeu pour savoir ce que la vérité, voilante et dévoilante, propose à chaque instant comme entrée dans le jeu du monde. Car finalement c'est un grand jeu que Dante nous décrit. Sommes-nous en jeu dans ce jeu ou pas ? (...) C'est donc intimement que chacun doit savoir, par expérience, que le milieu du chemin de la vie doit être à chaque instant ré-abordé comme expérimentation. Sans quoi, ce serait tout simple : il y aurait quelque code à observer, un code de la route, un chemin qui mène presque forcément là-haut.
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Dialogue autour de l'oeuvre de Philippe Sollers (1936-2023). Pour lire des extraits et se procurer l'essai SOLLERS EN SPIRALE : https://laggg2020.wordpress.com/sollers-en-spirale/ 00:04:45 Début
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