Le Père et la fille.
La coïncidence
Père et fils est un standard chez les grands auteurs, comme un sous-bois ou un nu chez les peintres. On sait que ce sont ses filles pour Tolstoï qui exerçaient sur lui un plus grand attrait, non pas à cause qu'elles soient filles, bien que, mais c'est comme ça. Je pense que les choses auraient été immanquablement autres si le jeune enfant prodige sur lequel le couple, et plus généralement la famille, mettait tous ses espoirs et tant d'amour, le petit Ivan lvovitch fût resté en vie ; mais Macha toutefois, qui fut son portrait craché, partie en 1906 à 35 ans, fut une grande perte pour lui. Il faut se demander si on ne voit pas parfois la réalité en creux quand une absence se fait sentir dans l'oeuvre d'un grand romancier ! .. Il y avait là quelque chose d'impérieux pour l'écrivain russe, avant qu'il parte ; alors il prit ici pour modèle son frère et sa fille dont on retrouve des tonalités qui lui sont personnelles que la pudeur peut-être avait jusque là écartées.
Le Père et la fille apparaît dans l'oeuvre de Tolstoï en 19O6. La Russie baigne alors dans une ambiance prérévolutionnaire. Non seulement
Nicolas II feint de concéder quelques libertés au peuple sur la base de promesses qu'il lui a faites, mais n'entend abdiquer sur rien et reprend la main. Tolstoï multiplie les sommations à l'égard de l'administration impériale, sa parole est devenue plus que jamais véhémente, mais se sent malgré tout mal à l'aise eu égard aux menées révolutionnaires, l'oeuvre d'une minorité agissante, disparate, qui entend faire basculer le régime pour mettre à la place une autre dictature. Les admonestations à l'endroit des révolutionnaires seront cinglantes.
C'est dans ce contexte que Tolstoï s'applique à écrire sa nouvelle qui montre bien qu'il n'aura de cesse d'écrire de la littérature bien qu'il ait multiplié les déclarations depuis plus de vingt ans comme quoi il renonce à ses fictions. Et effectivement depuis les années 1885, il écrira des oeuvres didactiques, à caractère religieux, mais l'artiste sommeillera toujours en lui. Et de temps à autre, nous avons comme ça l'émergence d'un joyau fictionnel qui ressort de son activité pour le plus grand bonheur de ses admirateurs.
Il dit à ce propos dans son journal en date du 17 novembre 1906 : "Iasnaïa Poliana, une semaine entière , écrit le Père et la fille (convenablement) .."
Sa fille Macha qu'il aimait tant est malade et mourra quelques jours plus tard. Il sera alors déchiré par cet évènement et affirmera paradoxalement adopter une posture quasi-divine pour surmonter cette épreuve, allant jusqu'à feindre du détachement, plus soucieux en fait de ne point faire paraître ses émotions. Et comment pourrait-on croire autrement quand dans leur vie, ils furent de véritables complices et restèrent si proches dans leur terre. Macha était au demeurant son portrait craché. Elle était celle de ses filles qu'il préférait sans oser se l'avoue. Elle se fondait dans la vie familiale avec l'aisance de l'intelligence et de la délicatesse ; elle aimait son père au delà même du raisonnable et lui vouait une passion fusionnelle. A l'extérieur, quand on saluait Macha -elle était connue comme le loup blanc quand elle déambulait à cheval dans la contrée - , on saluait le père. C'est Macha qui avait pris le relais comme secrétaire du père, quand Sophie la mère avait renoncé par dépit à s'occuper des écrits non littéraires, et pour cause ; elle parlait plusieurs langues ..On peut imaginer quelle ne fut pas la perte pour Tolstoï quand sa fille tant chérie disparut .. On peut penser que si Macha avait été là quand Tolstoï engagea sa fuite en 1910, cette issue fût modifiée. Ainsi va la vie ..
Alors est-ce une coïncidence si Tolstoï se mit à écrire une nouvelle mettant en jeu la relation d'un père avec sa fille. On a rarement vu un père dans un tel état dans l'oeuvre de Tolstoï ! Les épanchements, il ne semblait pas connaître. Mais ici non plus d'ailleurs -qu'on se rassure - on est plutôt au niveau de la conscience, on sent que le grand prince a passé sa vie a bien autre chose. Quand on lit dans cette nouvelle l'attachement du père pour sa fille, la préférée aussi, à qui il arrive des problèmes en s'émancipant, et qu'il fera tout ce qui est en son pouvoir pour la reconquérir, j'aurais peine à croire qu'il n'y ait pas là le miroir de sa vie propre. Même si le thème se rattache à la vie de son frère Serge quasiment du même âge, le fameux Serge auquel Léon voulait ressembler dans sa jeunesse.
Pour la petite histoire, qui ne change pas grand chose à mon propos, les filles de
Serge Tolstoï, le frère, dont pour une, il est officiellement question dans la nouvelle, leur mère était tzigane, elles furent élevées à la dure, dans une orthodoxie puritaine, et la bouffée d'air pour elles était la lecture des pensées libérales de l'oncle qui les transportaient. J'ai lu quelque part que c'est leur ascendance tzigane qui favorisait ce rapprochement..
Lisa, la fille, dans la nouvelle se montre certes sous les traits de la fille de son propre frère Serge, avec un parcours différent, mais pour Tolstoï , il y a maints exemples dans la famille et dans son cercle de connaissances, de la jeune fille s'émancipant pour aller faire sa vie dans la capitale et qu'un mariage malheureux fera reconsidérer la vie de fond en comble, où l'intranquillité du père ne sera pas sans suite. Il y a une page admirable où le père a le souvenir de sa fille de huit, neuf ans sautant sur ses genoux.. . Je ne peux pas en dire plus au risque de déflorer le sujet
Je pense qu'il tenait à coeur à Tolstoï d'aborder ce thème avant sa mort, car il y voyait tout simplement une magnifique leçon de vie à la fois troublante, touchante et sincère entre un père et sa fille, sujet éminemment littéraire. C'est drôle parce que cette nouvelle d'une trentaine de pages se constitue comme un petit roman : le débat est clairement posé, les protagonistes sont bien en place.. Peut-être que Tolstoï aurait aimé la prolonger pour en faire une oeuvre à part entière, je l'ignore, on peut épiloguer. Et en même temps, je reste partagé quant à l'idée qu'un père aimant, fût-il artiste, puissse écrire tout un roman sur sa propre fille ou celle de son frère par captation quand celle-ci s'émancipe ou disparaît, ce ne peut-être que dévastation ou mélancolie, tristesse enfouies au fond de soi qui sont indicibles et qui ne se conjuguent pas avec la longueur d'un texte. Quoiqu'il en soit c'est un pur joyau littéraire, et comme Tolstoï avait toujours le sens de la mesure qu'il entendait donner à ses oeuvres, d'un aphorisme au pavé de deux mille pages, je peux seulement regretter qu'il n'en fut pas autrement pour faire bénéficier à cette oeuvre d'un rayonnement mérité. On se plaint déjà que ses standards qui ont fait le tour du monde ont fait de l'ombre au reste de son oeuvre, alors là pour le sort réservé à cette nouvelle, je ne sais plus quoi dire ! C'est l'enfouissement en dessous de zéro ! Tolstoï privilégiait la vie, le Père et la fille n'est-ce-pas la meilleure réponse à ses détracteurs qui lui ont reproché parfois une certaine froideur qui n'en était pas, devant la mort de certains de ses proches, mais que dire à ça, alors voilà !..
Quand un des cris de Munch fut vendu à plus de 100 millions de dollars au Sotheby's, je me dis qu'il faudrait peut-être protéger ou soutenir un peu plus les oeuvres littéraires, quand elles valent bien un cri de Much avant la lettre. Et puis j'en aurai terminé en disant ce que j'allais oublié, que cette oeuvre est terriblement moderne.
Quand d' anecdotes singulières, le génie de l'artiste se brode dessus !....