Véritable coup de coeur pour ce livre, écrire dessus n'est pas simple tant j'ai envie de vous donner envie…envie de le lire, envie de l'aimer comme je l'ai aimé. Je vous propose de partir de ce titre un tantinet étrange : «
L'Enfant-Mandragore ».
Si vous êtes sorcière (ou sorcier), vous savez certainement que la mandragore est une plante herbacée, dont la racine, très convoitée, adopte parfois une forme humaine et lorsque celle-ci est fécondée avec le sperme d'un pendu, devenue magique, elle permet de faire éclore un être, un « petit homme », un homonculus, homme spirituel, intérieur et complet selon
Carl Gustav Jung. Telle est l'origine, très résumée j'en conviens, de cet « Enfant-Mandragore », cet être surprenant qui a l'apparence d'un enfant d'une douzaine d'années, condamné à être immortel, ne pouvant ni vieillir, ni mourir. Emprisonnée dans ce corps d'enfant réside en réalité une âme vieille de plus de quatre siècles.
« J'ai visité les camps de la mort au plus fort de leur activité, ai assisté au départ du Titanic de Cherbourg, ai voyagé jusqu'aux terres d'Asie à bord de navires de commerce hollandais, ai posé pour le Caravage, ai vu brûler sur un bûcher la sorcière qui m'a donné le jour… Mes souvenirs sont une danse macabre et je reste prisonnier de mon destin : celui de traverser les âges sans mourir ni même vieillir, d'en être le témoin maudit et de rester compagnon de la nuit. »
L'Enfant-Mandragore a toujours un protecteur avec lequel il va se lier, fusionner en symbiose, dans lequel il va s'enraciner, lui garantir fortune et gloire et sceller sa perte par la même occasion. « Je ressens la passion de mon nouveau protecteur ainsi que la part grandissante d'obscurité qui se trouve en lui. Il ressent mon mystère et la contribution unique que je m'apprête à apporter à sa vie, même s'il n'en saisit pas encore la portée ni même le prix. »
Ne pas vous en dire plus, et d'ailleurs j'aurais du mal tant c'est brillant, je risquerais d'alourdir le tout, et je regrette d'ailleurs que la 4ème de couverture en dise autant. Ne rien dévoiler si ce n'est que vous allez vous retrouver tour à tour au Moyen-âge, assister à la fuite de vaudois persécutés, être témoin d'effroyables bûchers, vivre des actes de sorcellerie. Vous allez traverser la Renaissance italienne, découvrir la vie, l'intimité même, du peintre le Caravage, sa technique du « tenobroso », la façon dont il a peint ses toiles, les plus célèbres, notamment le fameux « L'amour triomphant » avec lequel le lecteur, troublé, découvre à quoi ressemble
l'Enfant-Mandragore puisque c'est lui qui a posé comme modèle pour ce tableau apprend-on, beau Cupidon piétinant les arts et les sciences, la gloire et le pouvoir, les vanités dérisoires en comparaison de l'amour. Vous allez également vivre dans l'horreur des camps de concentration, vivre les atrocités commises aux juifs et aux homosexuels, participer aux expérimentations médicales odieuses faites sur les détenus. Vous allez traverser l'histoire, traverser ses ténèbres et ses lumières.
La magie du livre réside dans la réunion de tous les ingrédients d'un chef d'oeuvre : une écriture talentueuse, à la fois ciselée et poétique, fluide et brillante, une richesse documentaire époustouflante, du suspens, une construction brillante qui navigue tour à tour entre les différentes époques avec intelligence et sans jamais lasser.
Oui l'écriture est ciselée, travaillée, sans être complexe, se fait dentelle, et devient haute couture lors de la description de personnages ou de paysage : « L'onde noire de ses cheveux encadrait un visage harmonieux dont les joues colorées étaient pareilles à des fruits bien mûrs que l'adolescence n'avait pas encore entamés. Quelques boucles figées dans une danse fantasque effleuraient son front pur tandis que ses lèvres vermeilles et ses paupières pâles étaient soigneusement refermées sur son sommeil. ». J'ai été happée dès le début du livre par ce travail d'orfèvre, cette écriture précieuse tel un bijou, mais un bijou sans fioriture, un bijou brut. Éclatant. Qui se suffit à lui-même.
Le livre regorge ensuite de détails surprenants et captivants sur différentes périodes de l'histoire, sur la philosophie, sur la peinture et les arts en général, sur la religion. Je suis sincèrement admirative du travail accompli par
David Vall pour avoir su documenter aussi brillamment son livre, en plus de son talent d'écrivain décrit précédemment. Ce livre, je l'ai dégusté pour prendre le temps d'annoter, d'aller fouiller, de retenir, de réfléchir…
Enfin la trame narrative et la construction de ce livre est un régal. Il y a non seulement du suspens, je n'arrivais pas à le lâcher, il est responsable de plusieurs nuits écourtées, mais en plus nous avons là une construction brillante qui ose la complexité tout en ne perdant jamais le lecteur. Les périodes s'alternent, et à chaque fois nous retrouvons avec plaisir les différents personnages associées à une époque bien spécifique.
Trois ingrédients, non seulement présents mais d'une qualité exceptionnelle et savamment distillés, pour un livre remarquable.
C'est en plus un livre qui fait beaucoup réfléchir...qui fait réfléchir de façon subtile et non manichéenne sur la monstruosité qui sommeille en chacun de nous. On ne nait pas monstre, on le devient. Les perversions de la société, les aléas de la vie peuvent réveiller cette facette à n'importe quel instant. « Une enfance pervertie, un événement tragique, une frustration immense, une douleur insoutenable, la perte d'un être cher dans d'odieuses circonstances… Ce sont autant de choses qui peuvent créer un monstre ou le révéler dans sa nature dormante. »
Un livre qui fait réfléchir sur l'amour : triomphe-t-il vraiment de tout ou n'est-il qu'éphémère par rapport à l'art qui lui est immortel ? N'est-ce pas là l'essence du livre quand on découvre le cupidon avec sa corde cassée, symbole de l'amour vain, au sein de la copie du tableau de « l'amour triomphant », pied de nez et message renversé par rapport au tableau original de Caravage?
Un livre qui parle du temps, de la relativité du temps, passée au crible de l'expérience vécue : « Plus vous avancez, plus le temps qui reste s'écoule vite car l'inéluctable s'approche. », de l'importance de la mort qui donne valeur à la vie et aux choix.
Pour finir sur une note poétique, je laisse la parole à la petite Géraldine du livre dont la description de l'une des femmes centrale de ce roman, Rachel, me fait penser à la description que nous pourrions faire de ce livre : « une fraîcheur un peu amère certes, un peu piquante même, mais plaisante comme l'anis ou le pamplemousse. Et son aura était chatoyante, un coeur écarlate nimbé de mauve et de bleu, comme une planète océane dont le noyau serait en fusion. »
Même si je sais que « dans les louanges qu'on débite à d'autres au sujet de quelqu'un, il y a toujours une volonté de s'élever personnellement, d'être celui qui reconnaît le talent et sait l'encenser. Il y a un ego patent et de la fausse modestie dans le panégyrique. », je tenais malgré tout à vous dire monsieur Vall : chapeau bas, mais quel talent !