« Nécessaires vacances de l’esprit »
On ne se méfie jamais assez de l’intelligence. L’intelligence rend l’homme pensif. C’est un état qu’il ne supporte pas quand il n’en a pas l’habitude. Il tombe dans la neurasthénie, quelquefois même dans l’arithmomanie: il compte alors les lames de son plancher, les livres qu’il a lus, les rinceaux du plafond; il additionne le nombre des étoiles avec celui des sergents de ville; il se trompe, recommence, et il fait peine à voir. Jamais, d’ailleurs, son total n’est exact. C’est ce qui arriva à Louis XVI, après son retour de Varennes, suivant Mlle de Mirecourt.
Et ce n’est encore qu’un résultat lointain de l’abus des facultés intellectuelles. Il ne faut jamais mettre un homme, sans un entraînement progressif, en face d’une situation qui l’oblige soudainement à réfléchir à plusieurs choses. Le sang afflue au cerveau, le teint passe au violet, le front se plisse, les yeux restent vides, la tête peut devenir aussi grosse que celle d’un académicien. Tout est à craindre en de telles conjonctures, comme du scaphandrier qui remonte à la surface après une importante plongée.
Le repos s’impose, et des bains de pieds à la moutarde. André Maurois rapporte un cas limite bien fait pour effrayer les esprits téméraires dans sa Vie de Disraeli: celui de M. Bentink, un parfait gentleman, membre de la chambre des Communes où il n’avait jamais rien dit. Disraeli le prit pour coéquipier et M. Bentink fut obligé de penser un peu. On le retrouva mort dans un champ, il y était tombé sur la face. « C’était un homme, explique Maurois, peu habitué au travail de l’esprit. » Et cependant, pour ne pas faire deux choses, il avait vendu tous ses chevaux.
On voit par là les gros dangers de l’intelligence. L’homme se fane comme l’herbe des champs. Il risque de tomber sur la face. De longues vacances sont à prescrire immédiatement.
Les rigueurs de l’hiver
L’hiver remonte à la plus haute antiquité. Il y eut même une période glaciaire pendant laquelle il durait toute l’année. La France était couverte de neige. On ne voyait plus que les coqs des clochers. Le mammouth s’ébrouait autour. On a retrouvé des œufs de mammouth jusqu’au bord de la nationale 7.
Les rigueurs de l’hiver ne sont pas moins anciennes. Chyme le Bronchitaire, dans sesLettres des champs, nous décrit les mouvements rythmiques par lesquels il essaie, dans sa maison de campagne, de réchauffer ses membres engourdis, en sautillant d’un pied sur l’autre sur la froide mosaïque de son tepidarium. Il est navrant de voir sautiller d’un pied sur l’autre sur une mosaïque historiée un homme si grave et si savant. Telles sont pourtant les rigueurs de l’hiver.
Naguère encore, quand les maisons avaient une cheminée, le vent s’y engouffrait en grondant. Il apportait l’appel plaintif du célibataire, les hurlements du loup, le cri plus rauque du veuf. Les gens soufflaient sur trois tisons en toussotant, le grand-père s’approchait le plus possible, son nez gouttait dans son écuelle tremblante. On lui mettait un bonnet de coton. La science, depuis, a fait des pas de géant. Les rigueurs de l’hiver s’en sont beaucoup accrues. Le chauffage central rend les maisons brûlantes. L’été, l’automne ont des journées fraîches, l’hiver ne connaît qu’un air torride et desséché. Les angines, la toux se multiplient. Il faut aller dans les stations de ski. L’homme, sans cheminée, n’entend plus le cri du vent, mais le bruit de la chasse d’eau du voisin.
Il y faut ajouter que les progrès de la science ont transformé le cadre cosmique. On a appris la forme exacte de toute chose: on sait par Lunar Orbiter que la Lune est en forme de poire, la Terre aussi, et Paris en forme de foie de veau. Il en résulte un dépaysement. On ne passe pas sans malaise de la vie sur une boule à l’éxistance plus fatigante qui surmène sur un sol concave. Résumons-nous: les progrès de la science et de l’industrie ont aggravé les rigueurs de l’hiver. Au lieu de le passer à entendre le cri rauque du veuf par la cheminée sur une terre en forme de pomme, l’homme écoute le bruit de la chasse d’eau sur une terre en forme de poire.
Novembre
Novembre, onzième mois de l'année, rétréci par les premiers froids, n'a que trente jours sous un ciel noir. Jalonné par les cloches des Morts, les cors de saint Hubert, le clairon de l'armistice, la harpe de sainte Cécile, c'est le mois des tombes, des inscriptions dorées, des chrysanthèmes, des grands bilans, du cerf qui traverse le lac pour le calendrier des Postes, des fanfares qui meurent dans la brume, des feuilles qui finissent de tomber. (…)
La distinction demande des dons. Si on en manque, chercher à l'obtenir en cultivant habituellement des soucis élevés, tels que sauver la France, avoir les oreilles propres, employer le subjonctif.
Tel que relevé pour "Les fils de la pensée" http://xn--rflchir-byac.net
Crudités : Hygiéniques, mais évitez l'excès : le lapin blanc qui ne mange que des fanes de carottes, a les yeux roses et la moustache en éventail.
Emmanuelle Bayamack-Tam et son invité, Frédéric Boyer.
À l'occasion d'une grande journée dominicale qui célèbre à La Criée les 40 ans des éditions P.O.L, Oh les beaux jours ! a convié l'un des grands noms de ce catalogue, Emmanuelle Bayamack-Tam, qui publie aussi des romans noirs sous le nom de Rebecca Lighieri, et dont l'oeuvre, dense et d'une folle liberté, échappe à toute tentative de classification.
Récemment couronnée par le prix Médicis pour La Treizième Heure, l'écrivaine reviendra sur les thèmes récurrents de ses romans : la métamorphose, qui parcourt son oeuvre, mais aussi le rapport au corps – notamment lorsqu'il se transforme à l'adolescence –, la famille et le nécessaire requestionnement du rôle qu'on lui alloue dans nos sociétés, la religion et l'appartenance à une communauté, la question du genre et des identités multiples…
L'entretien explorera également le style Bayamack-Tam, sa capacité à mêler les voix en explorant les genres littéraires (poésie, récit, chanson…) jusqu'à les renouveler, son art singulier et assumé de laisser infuser dans ses romans toutes les lectures qui l'ont «enfantée» en littérature. La conversation portera également sur une pièce de théâtre en cours d'écriture, dont nous sommes allés filmer les répétitions, et sur son goût pour le cinéma, en particulier pour les films de Pedro Almodóvar. Il sera aussi question du roman graphique qu'elle a écrit avec Jean-Marc Pontier, et bien sûr de Marseille, ville de ses origines présente dans nombre de ses romans, avec une interview exclusive d'une patronne de bar bien connue des Marseillais…
À ses côtés, pour évoquer la richesse de son travail et sa double identité littéraire, son éditeur, Frédéric Boyer, apportera un éclairage sur cette oeuvre sans pareille.
À lire (bibliographie sélective)
— Emmanuelle Bayamack-Tam, « La Treizième Heure », P.O.L., 2022 (prix Médicis 2022).
— Emmanuelle Bayamack-Tam, « Arcadie », P.O.L, 2018 (prix du Livre Inter 2019).
— Emmanuelle Bayamack-Tam, « Je viens », P.O.L, 2015.
— Emmanuelle Bayamack-Tam, « Si tout n'a pas péri avec mon innocence », P.O.L, 2013 (Prix Alexandre-Vialatte).
— Emmanuelle Bayamack-Tam, « Une fille du feu », P.O.L, 2008.
— Rebecca Lighieri, « Il est des hommes qui se perdront toujours », P.O.L, 2020.
— Rebecca Lighieri, « Les Garçons de l'été », P.O.L, 2017.
— Rebecca Lighieri, « Husbands », P.O.L, 2013.
— Rebecca Lihieri et Jean-Marc Pontier, « Que dire ? », Les Enfants Rouges, 2019.
Un grand entretien animé par Chloë Cambreling et enregistré en public le 28 mai 2023 au théâtre de la Criée, à Marseille, lors de la 7e édition du festival Oh les beaux jours !
Podcasts & replay sur http://ohlesbeauxjours.fr
#OhLesBeauxJours #OLBJ2023
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