Le nom propre est le nom de nom.
L’économie du nom, on ne peut la faire. Faire le nom, dire le nom, c’est non seulement réciter sa leçon de choses, faire son herbier de fleurs, mais c’est surtout notre sort commun.
C’est un peu le sujet des textes qui suivent, mais ni du point de vue du savant, ni de celui du poète. Je voudrais mettre à contribution le geste critique. Non pas d’ailleurs seulement pour lui retrouver une place au panthéon qu’il aurait perdue, ou encore pour le travestir en poète ou en savant, c’est-à-dire lui faire usurper une place qu’il n’aurait pas encore. Simplement pour ce qu’en temps de crise, la critique serve à quelque chose, qu’une voie se dessine pour elle dans le champ des textes et des noms.
Et non pas seulement, enfin, afin qu’elle accède à un statut, à une reconnaissance qui lui aurait été retirée ; bien au contraire, pour ce qu’elle, en s’effaçant, donne à voir des œuvres qui, peut-être, sont écrites aussi afin qu’on les lise. Cette voie transverse pour des voix égarées.
Cela s’appelle une forme.
Je suis en quête des formes. Et dans le catalogue des formes, toutes ne sont pas équivalentes ; certaines, je les fuis, et d’autres, je les recherche. Toutes, je les connais parfaitement.
Toutes ces formes ont un nom, et j’ai pour tâche de dresser la liste des noms, comme des invités. Or un nom n’est pas seulement un nom ; ni seulement cela qu’il désigne, ni seulement les lettres qui le composent. Il est ainsi déjà un au-delà du nom, il porte toujours plus que le nom seul. Un nom, un nom propre est toujours une communauté de noms. Il est à la fois un reste, une trace, un fantôme ; il annonce comme il résume ; il marie le possible à tous les morts, et la généalogie à l’étrangeté même ; enfin, témoin, il se doit d’être commun – sinon, comment l’entendre ? (Il est au service de la disjonction propre de la coïncidence dont je parlais plus haut.)
Ainsi en va-t-il de la littérature, qui joue dans les noms, et se joue d’eux, dans l’entrelacs des lettres, des mots et des œuvres… dans l’intrication des répétitions comme des monstres et des hapax.
Bayard nous avertit à nouveau : (N’)avoir pas lu tel ou tel livre n’a guère d’importance pour la personne cultivée, car si elle n’est pas informée avec précision de son contenu, elle est souvent capable d’en connaître la situation, c’est-à-dire la manière dont il se dispose par rapport aux autres livres.
Tel est, si l’on veut, un autre nom de l’inquiétude.
On sait que les plus proches amis de Blanchot sont Emmanuel Levinas (Quignard le cite aussi parfois, comme dans les Paradisiaques) et Georges Bataille, à qui est dédié L’amitié. Certains parleraient de coïncidence, peut-être même frôlant le mauvais goût.
Il est d’une part évident que Quignard s’inscrit dans une veine de la littérature qui n’était pas étrangère à Blanchot. Je vois moi ce qui poursuit la filiation ébauchée plus haut : Paulhan ⇒ Blanchot ⇒ Quignard. Entendons-nous bien : ce ne sont pas des généalogies au sens biologique ni même social strictes ; il y a sans doute beaucoup de ramifications à de tels arbres, qui forment plutôt des mangroves ou des rhizobiums que des dendrogrammes figés. Contrairement à tout le reste, dans le monde, il y a la possibilité du retour en arrière, comme disait Borges de Bayard (et Cervantès de Kafka). C’est en quoi le terrain est meuble, et que la dynamique est celle, électrique, de pôle à pôle, de l’entre-deux, celle disais-je de l’inquiétude.
Il s’agit plutôt d’une société secrète, comme il plaisait à Paulhan, et qu’avait cherché à rassembler l’autre ami : Bataille, avec Acéphale.
Cette communauté rétrorse, transverse, renversée, c’est tout de même une chose étrange, c’est celle de ceux qui n’ont pas de communauté, celle des solitaires, l’un dans la Communauté inavouable, l’autre dans Sur l’idée d’une communauté de solitaires… et que dans cet écart qui les sépare, ce soit le texte qui les rapproche, et que cette idée de l’écart qu’ils fondent fonde leur improbable rencontre.
Aussi, et je m’arrête ici, c’est d’avoir cherché à éviter le combat que nous en sommes arrivés à ce terrain incertain, qui est le parage de l’inquiétude, dont l’une des qualités est le va-et-vient continuel entre lire et écrire, qu’il s’agit maintenant d’explorer, d’abord dans ses paysages, ensuite dans certains parmi ses représentants, de nouvelles pierres à la communauté.
Ce que je dis, c’est que l’ensemble des œuvres littéraires forme un continent à visiter, éventuellement à déchiffrer. Que cette lecture qui nous est proposée est indissociable de l’écriture qui l’a produite ; que par ailleurs l’écriture était aussi une lecture et notre lecture une écriture. Enfin qu’il me paraît de plus en plus illusoire d’affronter ces problèmes, comme tous les autres problèmes qui forment le monde réel et qu’on n’appréhende jamais que par le biais du langage qui est un préservatif, mais qu’il ne saurait y avoir de différence de valeur ou d’autorité entre les trois approches qui devraient être simultanées et objectivement conscientes et respectueuses des moyens des unes et des autres : une approche sensible fidèle à l’art, une approche noétique fidèle à la connaissance, et une approche expérimentale fidèle à la mémoire / l’imaginaire.
Avec l’irruption d’internet comme lieu d’expression libre, notre écriture s’est enrichie, elle se cristallise, elle se précipite, dans la friction et la rencontre, et cette interaction nous est réciproquement favorable. Elle devient collective, non pas du fait d’une révolution coopérative, mais par une distribution nouvelle et spectaculaire des membres du couple scripteur / lecteur.
Lorsque tu écris, tu n’existes pas plus : l’écriture est une espèce de voix passée au crible de tes lectures et ce que tu cherches tu ne l’atteins pas. La forme que tu produits (on hésite à la qualifier d’œuvre) est en vérité la respiration de l’une aux autres.