Quel beau métier que celui de traducteur, il permet de rendre accessible au commun des mortels des ouvrages qui sans eux resteraient inconnu de la plupart d'entre nous, en particulier pour des ouvrages rédigés en grec ancien. Combien sont capables de lire le grec de
Xénophon dans le texte ?
Nous ne réalisons pas assez la chance que nous avons, quel que soit notre niveau de fortune ou notre position sociale de pouvoir accéder à tous ces trésors du passé. Qu'il s'agisse de documents rédigés en Hébreux, en grec, en hiéroglyphes ou même en langue maya, il est possible à chacun de découvrir les récits de Thuycidide, d'
Hérodote, de
Flavius Joseph, de
Lao-tseu ou d'Avéroes et de découvrir la vie des civilisations qui ont précédé la nôtre il y a plusieurs milliers d'années. Réjouissons-nous et profitons de ce miracle au lieu de nous complaire dans les polémiques et les manifestations violentes à propos de tout ce qui heurte notre amour propre. Il y a tant à faire et surtout à savoir avant de se plaindre quand on dispose soi-même du nécessaire. Vouloir plus encore et toujours de biens matériels superflus est le mal du siècle qui nous conduit à l'insatisfaction.
Spinoza disait que la vie humaine oscille entre souffrance et ennui. Je pense qu'Il y a deux remèdes à cela, pour éliminer la souffrance refrénons nos désirs et pour chasser l'ennui lisons
Xénophon et tous les autres qui ont mis dans leurs livres le meilleur d'eux-mêmes.
Mais j'arrête là ce propos un peu hors sujet et revenons à l'
Anabase.
De quoi s'agit-il ?
Darius II le roi des Perses vient de mourir, il laisse deux fils, Artaxerxès qui va lui succéder et Cyrus le jeune. Ce dernier va tenter par jalousie de détrôner son frère. Tout cela se passe en Asie Mineure (Turquie, Syrie, Irak, Iran) au VIe-Ve siècle av. J.-C. Cyrus va payer des milliers de guerriers grecs venant de Sparte et faire parcourir à ses hoplites des milliers de kilomètres pour affronter Ataxerxes II le nouveau roi des Perses. À ces côtés un personnage étonnant, à la fois historien, philosophe et chef militaire,
Xénophon, qui a délaissé sa patrie Athènes pour s'enrôler par ambition ou goût de l'aventure dans cette armée de mercenaires. C'est lui qui raconte dans son livre « l'
Anabase » (d'un mot grec qui désigne une marche vers le haut) ce qu'il a vécu pendant ces deux ans de campagne et en particulier le tragique retour. Cyrus est sur le point de gagner la bataille, mais il meurt au combat ce qui sème le trouble dans l'armée conquérante qui va perdre un par un, à cause de trahisons, tous ses chefs.
Xénophon, au début simple observateur se révèle dans l'adversité un grand meneur d'hommes, par son discours il redonne espoir aux Grecs de retrouver leur patrie et leur famille, on lui confie la mission d'organiser la retraite des troupes (« les Dix-Mille »). Une retraite qui préfigure celle de Napoléon en Russie deux mille ans plus tard et qui sera comme elle, semée d'embûches. Avec la différence toutefois que les chefs grecs recourraient au vote pour les décisions les plus importantes.
Ce livre nous transporte dans l'immense Empire perse de la dynastie des Achémédines qui régnèrent sur le Moyen-Orient au cours du 1er millénaire AV. J.-C. avant d'être renversés par Alexandre le Grand en -330. Imaginons la scène. Avec
Xénophon nous marchons au milieu des fantassins coiffés d'un casque de bronze, vêtus d'une tunique rouge et portant une lance et un lourd bouclier. Autour de nous une alternance de steppe désertique et de zones rocheuses. Au milieu de combats difficiles, de rapports humains conflictuels et de trahisons multiples, nous sommes régulièrement harcelés par des peuples exotiques hostiles. Notre équipement pèse environ 30 kg (un gros sac de pommes de terre) que nous portons chaque jour en parcourant au moins 5 parasanges (près de 30 km !). Et tout cela pour une drachme par jour, de quoi acheter quelques kilos de figues.
Le texte de l'
Anabase, véritable odyssée terrestre, est clair, captivant et instructif, il nous révèle aussi l'éloquence de
Xénophon au travers des discours prononcés entre autres par Cléarchos et Menon les généraux grecs, pour dynamiser leurs hommes. Les échanges entre les chefs grecs et les Perses sont emprunt d'une grande sagesse et soutenu par des raisonnements rigoureux et convaincant. Ces dialogues permettent de mesurer toute la finesse, mais aussi les qualités diplomatiques et parfois la ruse des protagonistes. L'originalité du texte (sans doute conforme au style de l'époque) est tout entière dans sa forme, très concise, ou rien de trop n'est dit sans que rien ne manque pour la compréhension du lecteur. L'auteur ne s'embarrasse pas de longue description ni d'analyse sur la psychologie des personnages, il en résulte une narration très vivante, un rythme alerte propre à retenir l'attention du lecteur. On apprend beaucoup de choses sur la vie des Grecs en arme et sur tous ces peuples qu'ils ont combattus ou avec lesquels ils se sont liés. On apprend comment ils combattaient, comment ils festoyaient, comment ils prenaient leurs décisions. Ce livre est une mine d'or pour recenser le vocabulaire de l'antiquité, Parasange, Plèthre, Stade (unité de distance), Lochage,Loche, Hoplite (terme militaire) Pentécontère, Trière (bateaux de guerre), Drachme, Darique (unités monétaires) , Hétaïre (demi-mondaine), Satrape, Navarque, Harmoste (dignitaires ou chef militaire). Pour suivre cette épopée de l'Hellespont (détroit des Dardanelles) jusqu'à Pont-Euxin (La mer morte) en passant non loin de Babylone il faut consulter des atlas historiques, exercice utile pour mieux visualiser les évènements et se rendre compte de l'incroyable aventure qu'ont vécu
Xénophon et ses hommes.
Cette lecture fut agréable, j'en garderais un bon souvenir. Elle me donne l'envie de lire aussi
Thucydide et
Hérodote les «
Alain Decaux » de l'antiquité.
En fin d'ouvrage quelques cartes en couleur permettent au lecteur de situer les évènements. Au-delà de nous apporter des informations de détails sur un évènement historique qui pourrait rester dans l'ombre de l'histoire, ce récit constitue une source essentielle sur la Perse et la mentalité des peuples antiques.
Le texte de
Xénophon est enrichi par de nombreuses notes de bas de page.
— «
L'Anabase ou l'Expédition des Dix-Mille »,
Xénophon, Traduction et édition critique par
Denis Roussel et Roland Étienne, classiques Garnier, 2021, 398 pages.