« On me dit à présent que ces mots n'ont plus cours
Qu'il vaut mieux ne chanter que des chansons d'amour
Que le sang sèche vite en entrant dans l'histoire
(...)
Je twisterais les mots s'il fallait les twister
Pour qu'un jour les enfants sachent qui vous étiez »
(
Jean Ferrat 1963 Nuit et Brouillard)
Bergen Belsen, en Allemagne du Nord, fut un camp dans l'abominable réseau concentrationnaire nazi. Ce réseau comprenait en théorie deux types de camps, les camps d'extermination dans le triangle de la mort dans l'est de la Pologne (Treblinka Auschwitz, Maïdanek…) et les camps de concentration (Dachau, Büchenwald…) proprement dits.
Bergen Belsen se singularisait en ce sens qu'à l'origine c'était un « simple » camp de prisonniers Mais au fil du temps avec l'arrivée de prisonniers russes puis de déportés juifs, le régime s'apparenta à un camp de concentration, puis d'extermination. Il faisait fonction de camp de « transit », c'est-à-dire qu'en théorie des déportés juifs étaient susceptibles d'être échangés ou transférés dans des destinations de peuplement, par conséquent, un ersatz de noyau familial pouvait parfois être préservé dans une des division du camp. Des enfants (sur)vécurent avec leur mère dans les conditions effroyables que l'on sait.
En fait, la seule différence résidait dans le tempo et le degré de férocité qui étaient pratiqués. le dénominateur commun de ces camps était bien la destruction des prisonniers.
En réalité, « Si l'on parle beaucoup de Büchenwald et de Ravensbrûck c'est qu'un nombre relativement élevé de déportés français des deux sexes en sont revenus.
Si l'on parle peu de Bergen Belsen, c'est que sauf miracle individuel, on n'en revenait pas. » (p. 94)
Dans ces conditions effroyables, ce livre d'Yvonne Salamon affiche un titre choc, qui à lui seul appelle naturellement l'attention.
Mais ce témoignage est en fait un hommage à l'ensemble de la vie d'Hélène Salamon, la maman d'Yvonne Salamon.
En fait, ce livre est une polyphonie où à partir de la parole centrale d'Yvonne Salamon, plusieurs personnes interviennent.
Hélène Salamon (1905-1987) est originaire de Pologne, née dans une famille juive très pratiquante, qui fut victime de l'antisémitisme violent des autorités polonaises, préfaçant l'extermination qui sera mise en oeuvre par les Allemands dès 1939. La jeune Hélène et son ami Nathan sont néanmoins activistes communistes ; seule, dans des conditions déjà extrêmes elle réussit à se réfugier en France.
Le couple réussit à fonder un foyer dans la précarité mais avec amour.
Avec une ténacité et un courage extraordinaires, Nathan réussit des études de médecine et Hélène devient sage femme.
La guerre rattrape la France, Nathan est mobilisé et fait prisonnier, Hélène devient agent de liaison dans la résistance et comme tant d'autres est arrêtée sur trahison. D'abord incarcérée et torturée par la police de Vichy puis livrée aux bons soins de la Gestapo, elle est déportée à Bergen Belsen.
Mais elle est enceinte de quelques semaines et aussi incroyable que cela puisse paraître elle va réussir à dissimuler son état.
« Je ne pèse plus qu'une trentaine de kilos. Et pourtant mon ventre est gonflé. Un symptôme de la famine. Mais comme nous avons toutes le même aspect, les SS ne s'aperçoivent pas de ma grossesse. » (p. 50)
On sait que ces circonstances extrêmes activent fatalement les cotés les plus sombres de l'homme.
Primo Lévi dans son «
Si c'est un homme », a relaté combien la survie bousculait l'éthique, où comment voler le morceau de pain de son voisin pouvait devenir la norme...
Les Allemands surent amplifier ces instincts les plus bas en institutionnalisant une hiérarchie au profit des plus vils. Pour une pitance améliorée, les « kapos », les « droits communs », c'est-à-dire les criminels, avaient mandat pour exercer leur sadisme et tyrannie sur les « politiques » et autres victimes de l'ordre oppressif nazi. Mais ces mêmes conditions extrêmes développèrent aussi des réflexes de solidarité collective, révélant aussi des êtres d'exceptions, des actes inouïs de compassion, d'empathie.
Jorge Semprun dans plusieurs de ces ouvrages a écrit son vécu à Buchenwald, à l'intersection de ces élans de dignité. Dans ce camp, les communistes avaient clandestinement pris une grande partie du pouvoir administratif, c'est ainsi que par un opportun changement d'identité, la vie de
Stéphane Hessel fut sans doute sauvée.
Pas de réseau de camarades ou de coreligionaires pour soutenir Hélène, d'abord et avant tout des réflexes de survie inouïs. Elle réussit au prix de mille sacrifices à mettre de coté un peu de nourriture, des denrées stratégiques, pour les échanger et se constituer un stocks d'affaires et alimentation destinés au futur bébé. Et puis, au plus profond de la nuit, d'une solitude que l'on pourrait croire absolue, des êtres touchés par la grâce, par une présence bienveillante inattendue, un micro morceau de sucre... aidèrent Hélène et Yvonne.
Ces actes de grâce reçus, Hélène trouva la force de les offrir à son tour. Elle se fit affectée au « revier », en théorie un lieu pour les malades, en réalité un mouroir, et surtout un lieu où étaient concentrés les déportés dangereusement contaminés en particulier par le typhus.
A l'approche de l'arrivée des troupes alliées, le calvaire n'est pas fini pour Hélène et Yvonne car elles avaient été évacuées en train dans un périple chaotique, dans des conditions inévitablement épouvantables : la délivrance n'intervint que le 23 avril 1945, les bourreaux SS ayant disparu. Les survivants furent pris en charge par les services de santé de l'armée soviétique.
Mais le livre révèle un ultime traumatisme et non des moindres, des bouleversants secrets. Hélène avait en fait radicalement travesti, falsifié la vérité à sa fille sur sa naissance. Ce n'est que longtemps après la guerre, qu'Yvonne apprit par une cascade de révélations fortuites ou suscitées, l'identité de son père biologique, des circonstances de sa naissance, des premiers mois de sa vie.
Hélène Salamon reçut la croix de chevalier de la légion d'honneur, trente ans après la fin du conflit. L'État sait se montrer plus réactif pour distribuer des décorations à des personnes dont le seul mérite est d'être des « people » et/ou des courtisans brasseurs d'affaires, ...
Un livre exceptionnel qui aurait mérité un accueil comparable à celui du journal d'
Anne Frank, qu'Hélène a furtivement et tragiquement croisé à Bergen Belsen.
Un livre aussi très précieux en ces temps où depuis plusieurs décennies, la mémoire, les symboles, las valeurs de la Résistance ne cessent d'être laminés.
On ferme des lieux de mémoire, pour faire de la place, sous prétexte qu'il n'y a plus de survivants, on évoque au plus haut niveau le principe d'instituer un jour unique de commémoration « pour solde de tout compte » à la barbarie, comme si Verdun, Auschwitz, Oradour sur Glane... méritaient d‘être jetés pêle mêle dans une fosse commune de la mémoire.
Jean Ferrat, pourtant dans un tout autre contexte, était déjà dans le vrai dans ses paroles de « Nuit et Brouillard »
France Culture a consacré récemment deux émissions à
Yvonne Salamon.
https://www.franceculture.fr/emissions/une-histoire-particuliere-un-recit-documentaire-en-deux-parties/la-vie-malgre-tout