Passé une dédicace o combien légitime, et pleine d'humilité, à l'attention d'
H.G. Wells,
Maurice Renard déroule un récit qui démontre, si besoin était, que l'imaginaire fantastique n'est pas la propriété exclusive des Anglais. Quoique l'île de Moreau surpasse en horreur Fonval, le domaine où sévit le docteur Lerne. Toutefois, au vu d'un épisode du roman avec une automobile agitée, on peut se demander si, à son tour,
Stephen King n'a pas lu l'histoire de ce sous-dieu quand on songe à
Christine… ?
Tout commence par une séance de spiritisme, avenue
Victor-Hugo à
Paris ; clin d'oeil évident à l'auteur des Misérables qui s'adonna lui aussi à cette pratique, dans l'espoir, peut-être, de parler avec sa fille Léopoldine, morte noyée. C'est donc de l'au-delà que nous parvient le récit du Docteur Lerne ; le bien nommé. Car on parle là d'un sous-dieu aux allures d'Hydre infernale, obsédé par les âmes, qu'il meurtrit volontiers. Cela dit sans aller plus loin, au risque de gâcher la lecture des uns et des autres…
L'histoire nous est ensuite racontée par
Nicolas Vermont, neveu du docteur Lerne, un docteur Moreau français, « dieu malfaiteur dont le travail dépasse les cauchemars d'un fou ». Étrange oncle, pourtant, songe son neveu en le retrouvant après quinze ans d'absence, et qui n'a plus rien à voir avec celui de jadis. Dans le domaine perverti de son enfance, parmi les expériences terribles de son oncle, Nicolas découvre cependant une exquise et enivrante créature qui vit sous l'emprise de Lerne : Emma.
Emma, « au corps insidieux et récréatif » pour le narrateur, est un « poison parfumé, lourd de luxure et de jalousie, senteur de la Nature aux
dessins ténébreux », et que Nicolas à l'interdiction de séduire, ce qu'il fera pourtant.
À travers ce personnage féminin commandé par un désir bestial – qui avoue avec gourmandise avoir « subi des possessions pareilles à des assassinats » –, le roman de
Maurice Renard exhale ainsi une tension érotique forte, comme en réponse à la mort qui y règne ; éternel combat entre Éros et Thanatos. de son côté, Lerne, « semblait avoir compris qu'Emma ne l'aimerait jamais, et le professeur prenait mal son parti de la déception », ce qui est un euphémisme. Car « la science de Lerne était presque illimitée », donc son pouvoir de nuisance aussi, aidé par un sentiment de toute-puissance beaucoup plus explicite que dans
L'Île du docteur Moreau, de Wells.
Sans atteindre les abîmes terrifiants et oppressants de son modèle, le docteur Lerne est une grande surprise qui interroge le pouvoir de la science sans limite morale, avec intelligence et sans jamais sombrer dans le cours magistral. Dommage que le roman soit si méconnu.
Notons enfin l'esprit revanchard qui anime l'auteur, car ses méchants sont Allemands. Nous sommes au tout début du XXe siècle et la tension monte inexorablement vers 1914-1918…
(Remerciements aux éditions Okno pour cette découverte et, bien sûr, à Babelio)