Avant toute chose, je tiens à remercier Babelio et les éditions du Nil.
«
Tyrannicide » fait partie de la collection des « affranchis » qui demande à ses auteurs d'écrire la lettre qu'ils n'ont jamais écrite, comme indiqué en page de garde. Il s'agit donc d'un texte épistolaire. le livre en lui-même a une couverture très sobre, est plus étroit qu'un livre de poche ordinaire et, dans le cas ici présent, peu épais.
Giulio Minghini nous présente ici Gérard Joyau, un écrivain provincial au destin brisé par le manque de sérieux et d'ouverture d'esprit de Gallimard et de la collection « Infini », dirigée par
Philippe Sollers, qu'il considère comme la seule apte à pouvoir publier son roman, «
Tyrannicide », justement.
Le style en lui-même est plutôt classique, avec une aisance qui permet une lecture fluide et facile. Un peu plus d'une heure a suffi pour que je vienne à bout de l'ouvrage, et encore, en prenant mon temps. Cependant, nous sommes loin de toute neutralité. Les récriminations véhémentes, argumentées selon une rhétorique classique alternent avec un humour décalé et grinçant qui, finalement, rend le personnage de Gérard bien peu crédible dans ses revendications d'écrivain, même si hélas, dans le fond, il a parfois raison. Nous sommes dans l'exagération et le grandiloquent à chaque fois qu'il s'agit du manuscrit et cela s'entrechoque avec les questions sèches et les attaques, parfois pleines de rancoeur, sur le comportement de ce représentant du cercle littéraire parisien qu'est devenu symboliquement
Sollers aux yeux de ce provincial aigri.
Le personnage de Gérard se dessine en contrepoint de ses arguments : entêté, imbu de lui-même, aveugle mais cependant cultivé et avant tout pathétique. Ce n'est pas moins de six versions du même roman toujours réécrit, modifié, retravaillé jusqu'à en devenir une expression de la rage intime de son auteur, que Joyau envoie à Gallimard dans l'espoir d'être enfin publié en l'espace de quinze ans. Il refuse de proposer son roman ailleurs et insiste, va jusqu'à ruser pour prouver le total manque de sérieux du comité de lecture : comment son oeuvre peut-elle être appréciée à sa juste valeur si elle n'est même pas lue ? Et Gérard, triomphant, d'assurer en avoir la preuve ! J'avoue que j'ai souri devant son petit stratagème. Il exige des explications à
Sollers et veut le rapport de l'un des membres du comité de lecture, rapport qu'il s'empressera de réfuter point par point avec des arguments tout aussi bancals que ceux du rapport, en passant… Mais qui pose une question essentielle qui a fait et fera encore couler beaucoup d'encre en littérature : comment peut-on juger objectivement d'une oeuvre littéraire alors qu'elle est subjective par nature ? Quelle est la norme ? La toise sous laquelle il faut passer ? Pire : peut-on refuser un ouvrage sous prétexte qu'il n'entre pas dans les critères du moment ? Qu'est-ce qu'un bon texte, au final ?
Pour ce qui est du roman lui-même, sujet de cette longue lettre indignée, je l'ai déjà dit, il ne cesse d'évoluer. Cependant il reste quelques traits communs à travers toutes ses versions : son titre, immuable, le meurtre symbolique et l'invraisemblance totale de son scénario. Car oui, Gérard Joyau nous résume chacune de ses versions et autant le dire tout de suite, si effectivement le travail d'un écrivain est difficile quand il s'agit d'affûter son texte, autant présenter un ouvrage de « neuf cent trente-quatre pages » avec des situations aussi clichées qu'absolument ridicules et par extension, manquant totalement d'intérêt devient déjà plus problématique, à mon avis. Ainsi le personnage principal évolue du fils étouffé par sa mère pour devenir, à la sixième version, un nobel de la littérature qui perd quelque peu les pédales, avec entre chaque version, une évolution de ce personnage qui prend peu à peu en importance sociale et en noirceur, qui s'épaissit d'une folie qui semble gagner le scénario lui-même. Plus les versions se modifient, plus les incohérences deviennent visibles, plus aussi les détails inutiles s'accumulent… et font tiquer. le roman devient alors lui-même un personnage qu'on décrit, qu'on ausculte et qui est à la fois ridicule et comique dans ses exagérations. Il y a toujours quelque chose de « trop » dans chacune de ses versions, que ce soit la longueur, les descriptions inutiles, le scénario accumulant des situations invraisemblables, le personnage principal devenant lui-même improbable… le texte devient alors un objet ridicule, un matamore littéraire, tout comme Joyau devient un matamore de la plume… le cercle est vraiment bouclé quand le roman lui-même rejoint la vie de son auteur tout à la fin de la lettre.
Au final, j'ai beaucoup apprécié ma lecture. Cependant, il faut la prendre au second, voire troisième degré et être capable de recul pour dégager quelques problématiques sur lesquelles il est toujours intéressant de se pencher. Car à travers cette caricature d'écrivain et de roman reste posée la question de la valeur de l'oeuvre littéraire et de la qualité d'un écrivain, de la subjectivité de l'auteur, du lecteur, du critique et de l'éditeur, question qui n'a pas de réponse et qui ressurgit régulièrement dans les classes et les amphis.