Il était une fois trois femmes-araignées. Tard dans la nuit, elles veillaient auprès de leur soeur allongée, et disposaient autour d'elle des fils de vie. Mais elles faisaient de piètres Parques. Sous leur souffle hésitant, leur ouvrage s'effilait en des points de suspension, formant « des phrases confuses, un peu longues ». Insatisfaites, intranquilles, elles offraient un triste spectacle à leur soeur immobile, et au public caché qui les regardait.
Elles avaient conscience de tout cela : « Vous ne dites que des mots ! C'est si triste de parler… ». Mais sans toiles de mots, il ne reste que le vide et la faim dévorante. Alors que pouvaient-elle faire d'autre que se remettre à l'ouvrage ?
Sous l'emprise de leur tristesse, les veilleuses tissèrent un chant mélancolique, pour attraper les rêves et les couvrir de soie. Dans le pays de
Pessoa, ce chant s'appelle le fado. Une tradition aux origines incertaines, presque hors du temps, qui permet donc de ménager un espace commun susceptible d'unifier les rêveries dissemblables convoitées par les trois veilleuses. Océans contre montagnes contre forêts…
Qu'attrapèrent-elles dans leur toile unique ? Une île avec un marin et des palmiers. Ou alors un vieux château perdu dans des cimes côtières et occupé par quatre soeurs. Car c'était peut-être le marin qui rêvait et se piégeait lui-même en s'inventant de multiples identités, comme celles dont il peuplait ses villes invisibles, en attendant sans doute de les décrire à Kūbilaï Khān, à la manière du Marco Polo d'
Italo Calvino. Rêver, c'est un peu comme voguer sur la mer : tout oscille et se renverse parfois. D'ailleurs on ne sait jamais qui de l'homme ou de la mer prend l'autre.
En face, le public s'impatientait. Il voulait en savoir plus sur ce marin, le voir en chair et en os. Mais ce marin n'avait-il pas toujours été là ? N'était-il pas plus réel que tout ce que l'on voyait ? Et s'il nous imaginait... ? Un démiurge à la Godot, peuplant sa solitude en inventant des gens qui l'attendent.
Ce marin inconnu nous fait dériver dans l'éternité.
Mais l'inconnu, c'est aussi la source de toutes les peurs. Voilà pourquoi le rêve devait tôt ou tard se changer en cauchemar. Peut-être les veilleuses comprirent-elles que la possibilité d'un rêveur sur son île remettait en question la réalité de leurs vies. Peut-être, par ricochet, commencèrent-elles à se rendre compte que leur quatrième soeur ne se relèverait jamais de son cercueil. Ou peut-être enfin sentirent-elles confusément ces formes face à elles dans l'obscurité, qui attendaient sans rien dire, menaçantes comme les montagnes qui compriment la mer. Une terreur indicible affleurait, contaminant les rêves : « Qu'est-ce-qui arrive aux choses qui s'accordent à notre horreur ? ». Seule la lumière du matin pourrait dissiper cette obscurité menaçant de tout engloutir. Mais les rêves survivraient-ils à l'éveil ? C'est là le genre de drame statique qui se dénoue chaque matin.
PS : la parole des veilleuses doit être encore plus languide en portugais : l'abondance d' « o » me semble favoriser la dérive.
PPS : Merci à toi Lutopie, pour m'avoir fait découvrir ce marin et sa saudade (et non pas sa dorade !) avec cette suggestion de lecture commune.