Je ne me souviens plus exactement ce qui m'a poussé à vouloir lire ce roman, j'ai arpenté beaucoup de librairie sans le voir sur les étals, je voulais qu'il soit une évidence, là caché derrière un
Dostoïevski, un
Pouchkine, ou un
Vladimir Sorokine, le découvrant pour avoir cette surprise, je fus contraint de le commander dans ma librairie indépendante. Puis il resta là dans ma réserve surabondante de livres entre
Guéorgui Gospodinov et sa
Physique de la mélancolie et
Alexandre Soljenitsyne et
le premier cercle, un peu loin
Souvenirs de la maison des morts, cette partie littéraire Russe qui m'attend, en veille comme beaucoup d'autres romans,
Un été à Baden-Baden de
Leonid Tsypkin s'invite à ma lecture, une évidence du moment, sa première de couverture est le portrait de
Dostoïevski, cet homme torturé immaculé de ce regard perdu, comme celui suppliant Anna à genoux, ou celui du joueur perdant au casino, ou d'un russe ciblé de dettes au passé de bagne, accablé par le poids de son pays et sa résonnance sourde aux occidentaux,
Stefan Zweig aura les mots pour décrire pleinement ce visage dans son livre Trois maîtres.
Léonid Tsypkin tiraillé entre médecine et littérature dans une Russie à la censure féroce, naissant en 1926 de parents juifs, vivant l'invasion Allemande et cette purge, une vie de dualité vivace, entre ces deux doctorats, son travail de recherche, réalisant le vaccin antipolio pour l'Union Soviétique et sa passion littéraire, poétique , celle de l'écriture devenu une passion dévorante, n'osant se faire publier dans une Soviétique refermée sur elle-même, gangrénée dans une politique anti-occidentale,
Leonid Tsypkin aura la chance de son vivant d'être publié une semaine,
Un été à Baden-Baden, paru le 13 mars 1982 dans un hebdomadaire New-yorkais, le Novaya Gazeta, pour immigrés russes, grâce au effort d'un journaliste Azary Messerer, un ami, le manuscrit était accompagné de nombreuses photos, illustrant la prose du récit. Mourant le 20 Mars 1982 d'une crise cardiaque, ce docteur restera un auteur russe prisonnier de son pays, ayant eu cette liberté éphémère d'être comme son Maitre écrivain, il n'a pas réussi à obtenir de visas pour sortir de la Russie, au contraire de son fils et de sa femme, ce fils lui annonçant la publication de son roman,
Un été à Baden-Baden.
La lecture de ce livre est un voyage incroyable dans le monde si fragile de la vie de
Dostoïevski, de son oeuvre, de ces personnages, de sa femme Anna, de tout ce qui gravite auteur de l'auteur Russe et de aussi de ce fantasme, ou plutôt de cette transpiration de l'esprit, une évaporation de l'imaginaire, une hallucination inextricable entre l'entremêlement autobiographique de
Leonid Tsypkin et celle romancée de Fédor
Dostoïevski ou coulent lentement dans ce décor les personnages de ces romans et ces lieux qui hantent l'atmosphère Russe qui couronnent ces futurs chef-d'oeuvre. Dans la préface
Susan Sontag tente de définir la place de ce roman, n'étant pas une fantaisie au tour de
Dostoïevski comme Maitre de Pétersbourg de
J. M. Coetzee, ou comme sais le faire
Irvin Yalom dans divers de ces romans comme Et
Nietzsche a pleuré et le problème
Spinoza, ce n'est pas un roman documentaire au sens propre, c'est surtout ce double récit, avec ce sens autobiographique des détails et romancé de son Maître
Dostoïevski et la sienne, débutant dans un train, l'un va à Baden-Baden avec sa jeune femme Anna, et l'autre, notre auteur
Leonid Tsypkin va à Leningrad avec en main le
Journal 1867 d'
Anna Grigorievna Dostoievskaia, emprunté dans la bibliothèque de sa tante. Ce vagabondage de lecture du Journal dans ce train, entraine le narrateur vers une échappée lyrique sur les pas de notre
Fédor Dostoïevski, mariée à la jeune Anna Dostoievskaia, sténographe de métier, qu'il engagea pour la rédaction de son roman
le Joueur, paru en 1866, qu'il dictat dans l'urgence en 27 jours pour honorer un contrat douteux, vénale avec l'éditeur crapuleux Stellovski. le couple
Dostoïevski s'évapore dans une écriture prolixe, à la manière de
Proust, des envolées magnifiques, où le narrateur comme prisonnier d'un manège de sensation forte , subit le plaisir de cette narration à la poupée Russe, le je du narrateur s'effrite à celui du couple, ou à un personnage fictif d'un de ces romans, ou celui réel qu'a rencontré
Fédor Dostoïevski, c'est une vague douce qui vous emporte lentement vers l'horizon , au fil de de la lecture, cette vague gonfle pour vous submerger de sa puissance, sans vous en rendre compte vous voilà dans perspective Nevski, soudain apparait le major Krivtsov, puis des juifs dans l'immeuble Olonkine, un tableau La Madone Sixtine, c'est comme un songe qui s'entremêle dans les couloirs de le pensée, les routes sont multiples, et tout est un signe faisant référence à une aspérité
Dostoïevskienne, une virgule du passé venant apaiser l'instant pour reprendre sa respiration et regarder le tableau qui se peint sous la plume de
Leonid Tsypkin, des mots choisis pour faire ce collier de perles souvenirs, d'anecdotes, de moments inventés à la faveur de faits précis et justes, ces phrases sont des trains vers des destinées sibériennes, sans fin , pas toutes vers ces Goulags où s'est perdu Fédor, pendant 4 ans à Omsk, ayant subi la terreur de ce Major Krivtsov , qu'il relate dans une lettre à son frère Mikhaïl, 22 février 1854 :
« Mais le major de place de Krivtsov était un gredin comme il y en a peu, barbare, maniaque, querelleur, ivrogne, en un mot tout ce qu'on peut imaginer de plus vil. »
Le regard du major hante
Dostoïevski, même dans les bras d'Anna, dans un musée face à un tableau, jugé sur une chaise, ce pouvoir de défiance, sous la plume du docteur, cette obsession de braver ce visage de l'oppresseur et de le briser. Il y a dans cet homme, un passé le rongeant de l'intérieur et de l'extérieur, son esprit ne laisse pas en paix, entre sa folie du casino, l'amour conjugale de sa femme Anna,
les démons dévorant la conscience de Fédor, voyant le cercle d'ami de
Pouchkine, le montrant du doigt, son corps le torture de crise spasmolytique et d'hémorragie intérieure, crachant du sang, de l'écume se formant autour de ces lèvres,
Leonid Tsypkin narre avec fragilité, la santé mentale de l'auteur de Crimes et Châtiments, son dévouement à sa femme, leur rencontre, leur passion nocturne, dans une nage amoureuse tumultueuse, les passages de ce couple toujours sur le fil, avec cette faiblesse de
Dostoïevski, se faisant pardonner régulièrement de sa jeune femme de 27 ans de moins, souvent à genoux, lui baisant de baiser les mains, ou les plis de sa robe et la couverture de son lit, malgré ces crises de jalousie et de démences éphémères,
Dostoïevski aime sa femme, le couple se balade dans cette ville d'eau Allemande, au bord du Rhin, dans les hauteurs,
Dostoïevski s'extasie d'un crépuscule,
« …le soleil couchant éclairait la montagne, le Château-Vieux et le Château-Neuf…il était rare de voir éclairés en même temps les deux châteaux et le sommet de la montagne ; »
Leonid Tsypkin est un grand admirateur de
Dostoïevski, malgré semble-t-il son antisémitisme, lui Juif, l'ayant subi cette discrimination, se cachant dans un asile psychiatrique, certain membres de sa famille mourant dans le ghetto de Minsk durant l'invasion allemande en 1941, ce côté sombre de l'auteur
Les Pauvres Gens, au coeur noble pour les opprimés, si sensible à la souffrance humaine, notre docteur a cette réflexion d'ambiguïté, cherchant à découvrir dans la charité de son coeur, cette particularité
Dostoïevskienne sur les juifs, qui les assimilant à une tribu et non à un peuple, pareil à des sauvages, il y a une attirance de la comité Juive pour la littérature
Dostoïevskienne, la disséquant, considérant cette attirance comme un acte de cannibalisme.
Lorsque le voyage prend fin, le couple quittant Baden-Baden, laissant beaucoup de regret pour cet argent perdu au casino, Fédor aimant perdre, comme une jubilation, sentir sur lui toute la folie, à défaut de gagner, usant des stratégies, sur le chiffre 7, ce fétichiste à la limite ridicule, comme une chute qui élève l'esprit vers une sérénité, l'obligeant à mettre en gage des affaires intimes de sa femme, ce magnétisme du jeu , fragilisant son couple, Anna restera une femme en équilibre, entre larmes , rire, sévérité, ignorance, taquinerie, elle arrivera toujours à faire revenir son mari vers elle, ce couple si beau dans les diversités qui les opposent pour les unir encore plus, Anna si forte et notre Fédor dans une faiblesse qui le tiraille. Lorsque la soeur de celui-ci tente de lui faire renoncer à l'héritage d'une tante au profit de ces soeurs, Anna est là s'accrochant au mat qu'est son mari pour qu'il résiste à la fourberie de cette famille, profitant de la faiblesse de son frère dans une charité presque mystique et religieuse, cette scène établit bien la force de cette femme si jeune, qui jusqu'au bout restera la femme fidèle et aimante lorsque
Dostoïevski mourra dans son costume, consumé par une hémorragie interne dans son appartement à St Pétersbourg le 9 février 1881. Ce passage de l'agonie de
Dostoïevski est presque cérémonial, dans ce logement où s'invite des convives étrangers, Anna au chevet de son mari pour l'accompagner vers cette mort certaine, je n'oublie pas l'un de mes premiers romans lu, au moment de mon bac, Les derniers jours de
Charles Baudelaire de
Bernard-Henri Lévy, cette atmosphère oppressante que j'ai retrouvé dans les mots de
Leonid Tsypkin lors de cette scène.
Le roman se termine dans les rues de cette ville où mourut
Dostoïevski, flânant
Leonid Tsypkin dans la rue Iamskaïa, visitant son appartement musée ou des lieus attachés à son nom, s'interroge de cette obsession pour cet homme qui méprise ce peuple qui est le sien, pour retrouver sa famille et écouter des souvenirs de 1937 et de ce blocus, laissant derrière lui
Un été à Baden-Baden, un magnifique roman, héritage de son Maître, pouvant ne pas rougir de son art, une prose captivante, un style propre, un trame explosive aux multiples ramifications, je confirme l'avis de
Susan Sontag dans sa Préface.
«
Un été à Baden-Baden pour l'une des oeuvres les plus belles, les plus exaltantes et les plus originales de son siècle en matière de récit et de fiction. »