Nadine Poirier et Claude K. Dubois : cultiver les livres et l'amour en littérature jeunesse
Interview : Nadine Poirier et Claude K. Dubois à propos de Le Jardinier qui cultivait des livres
Article publié le 24/07/2020 par Nathan Lévêque
Et si vous vous retiriez du monde pour aller, dans une vallée éloignée et un jardin foisonnant, cultiver… des livres ? C’est ce qui constitue le quotidien du personnage principal de cet album qui parlera aussi bien aux enfants qu’à tout grand lecteur. Le jardinier, chassé par le village où il vivait avant, coule une vie paisible… Jusqu’au jour où, tout sourire et de terre recouverte, une petite fille sans parents surgit entre deux feuilles de son jardin. Cette rencontre, qui va doucement et profondément les changer, est le sujet de ce livre intergénérationnel qui parle d’humains, de connaissances, de famille et d’histoires. Nous avons interrogé son autrice, Nadine Poirier et son illustratrice, Claude K. Dubois, dont vous avez très certainement déjà croisé le trait en littérature jeunesse.
Dans un format généreux, pour le texte comme les illustrations, vous racontez toutes deux l’histoire d’une rencontre : celle entre un vieil homme solitaire qui cultive des livres et d’une petite fille abandonnée qui cherche compagnie. Cette histoire est-elle justement née d’une rencontre (la vôtre) ou au contraire, est-ce cette histoire qui a permis de faire se rencontrer vos deux univers artistiques ?
Nadine Poirier : C’est effectivement une rencontre de nos deux univers. Les illustrations si tendres de Claude traduisent à la perfection l’émotion désirée. On peut pratiquement sentir et saisir la sensibilité de l’illustratrice à la pointe de son pinceau, à tel point qu’il me tarde de la connaître davantage. C’est au-delà de mes espérances.
Claude K. Dubois : C’est bien une rencontre de nos deux univers par le texte. J’ai trouvé dans ce récit de Nadine la tendresse, l’amour, la poésie, la nature, le souffle. L’essentiel de la vie. Ce que j’aime dessiner par-dessus tout.
Le texte, effectivement, est finalement assez long, ample et riche de mots qu’on pourrait juger exigeants pour un livre destiné aux enfants. Cette histoire a-t-elle vocation à faire de vos lecteurs des curieux des mots ?
N. P. : Je ne lui donnais pas cette vocation. Je suis d’avis qu’enrichir le récit d’un vocabulaire poétique, précis et varié permet aux lecteurs de savourer toutes les nuances d’un récit. Les enfants possèdent l’intelligence nécessaire pour comprendre l’essentiel si on leur en donne l’occasion. Je préfère susciter le questionnement qui mène à la connaissance plutôt que niveler vers le bas sous prétexte qu’ils ne comprendront pas l’histoire. Nous avons la chance de communiquer dans une langue diversifiée, une langue qui peut traduire avec finesse nos sentiments et nos émotions. En user pleinement et la faire connaître davantage me paraît essentiel.
« L’émotion est la force directrice dans mon travail » avez-vous un jour déclaré, Claude K. Dubois, pour parler de votre travail et du dessin. On sent effectivement dans cet album, à travers les regards, les étreintes ou le vent dans le jardin du vieil homme, toute la sensibilité qui anime les deux personnages. Où puisez-vous l’émotion qui vous permet de dessiner une telle histoire ?
C. K. D. : Pour moi, dessiner, c’est traduire une émotion. Sans cela, je ne dessinerais pas. C’est comme le travail d’un peintre. Les émotions qui vivent en moi sont mon moteur.
J’ai ce plein de tendresse et d’amour que j’aime partager. Ça met les gens en lien. Au fond, on en à tous besoin, c’est sans doute ce qui nous fait vivre.
Et puis, je vis près de la nature. Chaque jour je marche dans le pré sauvage, le bois, je sens le vent dans les pommiers et les cerisiers. Cette nature changeante à chaque instant, c’est formidable de la capter et de la rendre sur papier en quelques traits de crayon et tâches d’aquarelle.
J’ai aussi un plein de tristesse, de colère qui me motivent à l’expression, dans d’autres albums.
Claude K. Dubois, avez-vous beaucoup échangé avec l’autrice du texte avant de l’illustrer ou partez-vous d’une interprétation plus personnelle ?
C. K. D. : Il s’agit d’une interprétation personnelle. Mais en lien direct avec le ressenti. C’est la meilleure façon de travailler, que chacune y mette ce qui est le plus vrai pour elle. On se rejoint.
Les deux personnages, lecteurs passionnés, semblent chacun convaincus que la culture est la plus grande des richesses et c’est ce qui les rapproche. Pourtant, le vieil homme refuse d’abord d’accueillir la petite fille, alors qu’ils partagent tous deux le fait d’avoir été rejetés par la communauté dans laquelle ils vivaient. Elle va devoir lui apprendre que prendre soin des autres, c’est aussi prendre soin de soi… Plus qu’un plaidoyer pour la lecture – qui fait déjà partie de leur vie – est-ce une invitation à aller vers l’autre ?
C. K. D. : Une invitation à aller vers l’autre. Oui. Une invitation à ne pas se décourager trop vite et à voir ce qu’il y a derrière chacun. Et reconnaître que l’autre est important. Qu’il peut y avoir un lien magique et fort entre les âmes. Qu’on a besoin des autres.
N. P. : Aller vers l’autre, quelle tristesse pour certains qui n’y arrivent pas dans un monde si peuplé ! Accorder sa confiance, partager ses connaissances, son empathie, son amour, sa vie, demeure pour moi à la base du bonheur. Vivre le rejet me semble d’autant plus inacceptable étant issue d’une grande famille et comblée d’amitié. J’ai souhaité que leur passion commune initie un rapprochement graduel pour donner un élan, timide certes, mais efficace à leur rencontre.
À quel point cet album parle-t-il de vous en tant que femmes et artistes ?
C. K. D. : Je ne ressens pas que cet album parle de moi en tant que femme. Je suis une femme. Je dessine, je peins. Avec ce que je suis. Et c’est bien, je me sens libre d’être moi.
N. P. : Cet album reflète davantage ma sensibilité en tant que mère. J’ai la chance d’avoir quatre merveilleux garçons avec qui je découvre et savoure à chaque instant le bonheur et le pouvoir de l’amour.
Nadine Poirier, vous utilisez astucieusement l’évidente homonymie du mot « culture » qui désigne à la fois le fait de faire pousser des plantes et un ensemble de connaissances qu’on acquiert, entre autres choses par la lecture. Aviez-vous dans l’idée, grâce à cette touchante histoire, de porter un message ?
N. P. : Au départ, je n’avais pas en tête ce lien entre les deux cultures. Je souhaitais que mes deux personnages imprégnés de littérature se rencontrent et développent une relation. Comme l’écriture d’un album prend souvent, dans mon cas, une direction instinctive, j’imagine que la créativité qui m’habite a inspiré le reste. Je constate bien souvent après l’écriture d’un tel ouvrage qu’une voix intérieure à laquelle je n’ai pas accès lorsque j’effectue mon plan de création parvient à s’exprimer sans les limites qu’impose la structure d’un récit ou même la volonté de créer quelque chose de parfait.
En plus d’avoir un thème assez universel, votre album, dans le texte, mais surtout dans les illustrations, ne laisse aucun indice d’espace et de temps et rend ainsi le livre quasiment intemporel. Était-ce déterminant dans la construction de votre projet ?
N. P. : C’était une évidence. Mes lecteurs devaient être en mesure de s’identifier aux personnages, peu importe le temps et leurs origines. La relation devait être au centre de l’attention.
C. K. D. : Un livre intemporel nous délivre des détails de lieu et de temps inintéressants pour le propos. Là, on reste dans l’essentiel. Souvent je fais cela. J’aime, comme dans mon trait, aller à l’essentiel. Ôter le superflu. Pour juste dire ce qu’il y a à dire.
À part quelques doux portraits des personnages dont les traits sont d’ailleurs esquissés avec simplicité comme pour laisser le soin au lecteur d’y projeter sa propre personnalité, vous dessinez surtout le jardin du vieil homme ou les actions qu’ils accomplissent au cours de l’histoire. Avez-vous l’impression que votre rôle, en tant qu’illustratrice, est d’immerger le plus possible le lecteur dans l’histoire ?
C. K. D. : Dans cette histoire de Nadine, les mots sont très choisis. Ils parlent de façon symbolique, poétique. C’est mieux ici, pour l’illustrateur, de tourner autour, sans trop préciser, en évoquant les choses, en se plaçant un peu en recul, en tournant, en « passant »… une pudeur, une délicatesse, comme pour ne pas brusquer les choses entre ces deux êtres qui s’apprivoisent.
Le jardin est idéal pour ça. Par les feuillages, le vent doux, les herbes qui bougent, les insectes qui volent, on se prend parfois pour un oiseau qui prend de la hauteur. J’y ai glissé quelques ruches qui vivent là. J’ai juste regardé chez moi…