« Depuis peu, je sais que le roman est impossible. Pour rendre compte d’une vie soumise à la nécessité, je n’ai pas le droit de prendre d’abord le parti de l’art, ni de chercher à faire quelque chose de « passionnant » ou d’ « émouvant ». Je rassemblerai les paroles, les gestes, les goûts de mon père, les faits marquants de sa vie, tous les signes objectifs d’une existence que j’ai aussi partagée ».
Dans ce court récit, Annie Ernaux raconte donc l’histoire de son père, né dans une famille paysanne en Normandie, garçon de ferme devenu ouvrier puis petit commerçant. Ses paroles, ses gestes, ses goûts sont ceux de sa « classe sociale », fruste, peu cultivée (« les livres, la musique, c’est bon pour toi. Moi je n’en ai pas besoin pour vivre »). A la force du poignet, il s’élèvera peu à peu à un niveau intermédiaire « entre le petit ouvrier qu’il était au départ et le petit-bourgeois qu’il ne sera jamais ». Malgré l’aisance financière acquise, il conservera toujours un sentiment d’infériorité mêlé de mépris à l’égard des « gens bien », qui parlent « bien », se tiennent « comme il faut », savent « ce qui est bien » et « ce qui ne se fait pas ».
Gêné par son éducation simple, maladroit, il met parfois involontairement sa fille dans des situations embarrassantes voire humiliantes. Le fossé de la communication entre ses parents et elle grandit d’autant plus qu’Annie Ernaux devient universitaire, poussée par ceux-ci à « faire des études » pour qu’elle devienne « mieux qu’eux ».
Mieux qu’eux, donc différente d’eux, d’où le dilemme impossible à résoudre : comment réussir sa vie au sens où l’entendent ses parents et donc prendre l’ascenseur social, sans renier pour autant ses origines et sa dette envers ceux à qui elle doit la vie et ce qu’elle est ?*
C’est pour expliquer cette distance qu’elle prend la plume, sans fioritures : « Aucune poésie du souvenir, pas de dérision jubilante. L’écriture plate me vient naturellement ».
De fait, le style est dépouillé, sobre, pudique. Certains diront qu’il est parfois cru, distant. Je crois que cette froideur apparente est une carapace de protection pour Annie Ernaux, qui y cache ses blessures, ou sa subjectivité. Ca n’empêche pas l’amour et les émotions d’affleurer, au contraire…
* L’œuvre d’Annie Ernaux a été analysée par le sociologue Vincent de Gaulejac dans « La névrose de classe ».
Lien :
http://www.voyagesaufildespa..