AccueilMes livresAjouter des livres
Découvrir
LivresAuteursLecteursCritiquesCitationsListesQuizGroupesQuestionsPrix BabelioRencontresLe Carnet
Critiques de Jean-François Billeter (65)
Classer par:   Titre   Date   Les plus appréciées


Une autre Aurélia

" La mort n'existe pas. Il n'y a que la vie qui cesse. le mal que font tous les autres discours. "



Wen est morte le 9 novembre 2012. Depuis 48 ans, c'est elle qui partageait et agrandissait la vie de Jean-François Billeter. En mourant, Wen a emporté la complicité, l'écoute, la compréhension, la douce banalité du quotidien.

"21 septembre: Puis-je être heureux sans Wen? Il manque le rire".



Mais la mort peut-elle réellement mettre fin à 48 ans d'une histoire qui s'est écrite à deux? Serait-ce si radical? "Une autre Aurélia" ( titre en hommage à Gérard de Nerval ) est un journal de deuil simple et poignant. D'abord tenu au jour le jour, il se distend pour se terminer 4 ans plus tard, une fois la paix du coeur revenue. Lent cheminement d'un homme face à l'absence physique de celle qui l'aimait et qui le complétait si bien, il ouvre le lecteur à ses propres émotions et à une riche réflexion sur la vie à deux. Car, bien sûr, il y eut beaucoup de moments heureux au long de toutes ces années, mais il y eut aussi des manquements et des regrets, des voyages qu'ils s'étaient promis et qu'ils ne firent jamais. C'est aussi cela la mort de l'autre, un infini de possibles qui soudain se referme et disparaît. Cette absence définitive, pas d'autre choix que de l'accepter, voir de la sublimer au risque de faire le lit du désespoir ou de la folie.

"5 mars: Deuil? Non. Il s'agit du passage d'un bonheur à un autre - de celui de vivre avec Wen à celui d'avoir vécu avec elle. Passage agité, il est vrai. Une tourmente éprouvante."



Mais parce que l'autre qui nous accompagne ne vit pas seulement à côté de nous mais aussi à l'intérieur de nous, il est possible de lui garder une place. Accueillir en douceur les souvenirs, les émotions et les larmes.

"15 novembre: Pleuré un moment; Pourvu que cela dure à l'avenir."



Le temps travaille à estomper le plus intime, ce que les photographies ne nous rendront jamais, le parfum de la peau, le son de la voix.

" 24 décembre: A certains moments, je souffre doublement: de son absence et de l'absence du souvenir. "

Ces effacements sont du chagrin qui s'ajoute au chagrin. Alors, parfois, s'accorder un instant de présent pur.

" Il me faudrait de temps à autre un jour sans mémoire ".

Commenter  J’apprécie          7010
Une rencontre à Pékin

LIBERTE - AMOUR- CONNAISSANCE. Une trimité magique !



Je remercie abondamment le hasard de mes flâneries en librairie ainsi que le conseil d'une camarade-libraire , Aurore [ Librairie Chantelivre- Issy-Les-Moulineaux] qui m'ont fait croiser le chemin de ce sinologue, essayiste brillant, que je ne connaissais d'aucune manière, ainsi que le choix des publications toujours excellent de la maison d'édition, Allia....



Une très belle rencontre et lecture d'autant plus captivante, bouleversante, que le ton de cette autobiographie reste d'une discrétion, d'une pudeur, et retenue extrêmes.



Un jeune étudiant se cherche, décide dans les années 60 de partir en Chine, de son plein gré , pour étudier !



"Pendant toute la durée de mes études à Pékin, qui se sont étendues sur trois ans, j'ai pu consacrer la moitié de ces moyens à l'achat de livres. L'autre moitié représentait encore un salaire de ministre.

Dans le monde d'alors, je ne pouvais pas partir plus loin. Les communistes avaient pris le pouvoir, ils avaient fermé le pays aux étrangers, personne ne savait ce qui s'y passait, ni ce qui subsistait du passé; on parlait de famine.

J'enfreignais un interdit, en Suisse l'anticommunisme était virulent, et je partais vers l'inconnu. "(p. 9)



Une histoire d'Amour atypique et unique... entre ce jeune étudiant suisse en langues orientales et une jeune chinoise, Wen, médecin...Il faudra des réserves de patience, ténacité ,détermination, prudence et stratégies pour que nos "fiancés" ne renoncent pas à l'avenir de leur couple [ sans omettre l'aide et le soutien courageux des frères et soeurs de Wen ]



Au paradis.... de "La Révolution culturelle", pas de vie privée, et encore moins l'autorisation d'avoir des liens avec un étranger ! Un climat de paranoïa est entretenu, alimenté par le régime, par tous les moyens !



A travers l'histoire de cet amour profond entre un jeune intellectuel occidental et cette jeune médecin... on traverse également l'Histoire de la Chine de l'ancien régime à la Révolution culturelle,aux exactions du régime communiste de Mao... à l'après- Mao !... Ils ne connaîtront la vraie réalité du régime maoïste que des années après, lorsqu'ils reviendront en Chine, dans les années 1975....ainsi que le passé et les souffrances endurées par les beaux-parents de l'auteur !





Un récit précieux qui montre une fois de plus , comment des vies peuvent être sacrifiées sur l'autel de la folie du pouvoir et des excès d'un seul homme !

Des milliers de personnes broyées , vulgaires "dégâts collatéraux" de la Grande Histoire !



Une très forte lecture, pleine d'enseignements et de détails sur la vie chinoise durant des décennies ! Très, très heureuse d'avoir rencontré cet écrivain-essayiste avec ce récit autobiographique, qui reste admirable, de par sa volonté de garder en mémoire, avec le plus d'objectivité et de neutralité...des événements insupportables.

Comme lectrice, heureuse aussi de savoir que cette histoire d'Amour dura,fut immense, généreuse, défiant toutes les difficultés, les obstacles, qui n'étaient pas des moindres, dans ce contexte historique et politique !!



Je vais poursuivre plus avant la découverte des autres écrits de Jean-François Billeter, et dans un premier temps, j'aimerais lire: "Une autre Aurélia"... texte intime et personnel... et aborderai ensuite ses essais sur la Chine, etc.



Commenter  J’apprécie          578
L'art chinois de l'écriture

Voici sans guère de doute l'un des ouvrages les plus complets et les plus riches sur l'inépuisable sujet de la calligraphie chinoise.



Sinologue de renom, traducteur de Tchouang Tseu, bretteur infatigable qui croisa le fer avec l'autre grande figure contemporaine de la sinologie - François Jullien - Jean-François Billeter signe ici une étude à la fois historique, technique, esthétique et philosophique.



L'ouvrage commence par quelques chapitres indispensables pour le néophyte, mais qui pourront aussi être lus avec plaisir par l'étudiant en sinologie : principes généraux de l'écriture chinoise, agencement des caractères, etc.

Viennent ensuite les parties constituant le corps de l'étude.

D'abord, les chapitres évoquant les mouvements de la main et du corps du calligraphe, les différents genres calligraphiques, l'art de l'exécution, l'apprentissage de la calligraphie classique.

Ensuite ceux qui approfondissent la portée esthétique de cet art, ce que la calligraphie chinoise induit chez l'artiste qui la pratique, chez l'esthète qui l'étudie, chez l'amateur qui la contemple.

L'ouvrage s'achève sur la dimension philosophique et esthétique de l'art calligraphique.



Chaque partie est richement illustrée, scrupuleusement appuyée sur des références savantes - toutes indiquées et développées dans des notes et des scolies, dont les ramifications marginales ajoutent au livre une dimension à la fois esthétique et érudite tout à fait singulière.



Le propos est d'autant plus riche et passionnant que Jean-François Billeter ne cesse d'asseoir ses propositions sur des rapprochements illustrés entre la calligraphie et les autres arts chinois, entre la calligraphie chinoise et l'art occidental.



En somme, un ouvrage passionnant, qui ouvre les portes d'un monde esthétique et éthique. Un beau livre, dans tous les sens du terme.

Commenter  J’apprécie          516
Une autre Aurélia

Ecrit épuré, chavirant, sur le deuil de l'Etre aimé, présenté sous forme de journal intime...où l'auteur cherche à rester en fusion avec la femme de sa

vie, tout en trouvant des solutions pour dépasser sa souffrance-chagrin...et magnifier toutes leurs complicités, richesses vécues en chorus....



"15 décembre. Il suffit que j'entende quelques mesures d'une musique que nous aimions pour que notre bonheur commun s'empare de moi et me bouleverse. (...)

18 déc. M'en sortirai-je par le récit ? Sera-ce le moyen de recréer un tout, après la perte ? "(p. 27)



Après le coup de coeur d' "Une rencontre à Pékin " qui m'a fait faire connaissance avec ce brillant essayiste- sinologue, ma curiosité fut largement piquée ...!

Je poursuis donc avec un texte plus délicat, infiniment personnel, mais empreint d'une extrême pudeur ...hommage absolu à la femme aimée, morte trop tôt..



Récit bouleversant qui dit la perte de l'épouse, après près de cinq décennies d'une aventure commune... Il exprime à sa manière son souhait d'honorer la personnalité unique de sa femme, sa détermination à vivre pour rester à la hauteur de tout ce qu'ils ont vécu ensemble...

Il formule également avec calme son agacement vis à vis de la gêne, d'une sorte d''hypocrisie sociale des proches, qui évitent de parler, de nommer "la disparue"...



"Cette mort subite a mis fin à une aventure de quarante-huit ans. (...) Ma pensée était à l'arrêt, j'avais en moi un jour blanc. (...)

Quand on perd son conjoint, les autres vous mettent à part des vivants." (p. 12)



L'homme est peu banal, se refuse catégoriquement de s'apitoyer sur lui-même, se montre "volontariste", rejette larmoiements, pitié et tuti quanti...

Ce mari aimant et toujours "amoureux", du fond de sa douleur, ne veut surtout pas geindre... Il a un besoin vital et une exigence intime de transformer ce deuil, en "cadeau de mémoire et d'action" pour l'épouse vénérée....



Je pense ce texte bouleversant à plus d'un titre, mais directement compréhensible par des personnes ayant traversé cette même épreuve; j'ai retrouvé intensément quelques interrogations, angoisses personnelles vécues lors de la disparition de mon compagnon....



Cet écrit intime reste différent, atypique, car il y a un refus absolu de la complainte et une volonté hors-norme, même dans cette épreuve qui reste insupportable... L'auteur veut continuer à travailler, à faire des recherches; une exigence intellectuelle démultipliée , pour lui-même, certes, mais aussi

une exigence qui se veut un cadeau offert à son épouse, Wen....





"Quand on perd son conjoint, les autres vous mettent à part des vivants. Voyant à côté de vous une place vide, ils en déduisent que vous n'êtes plus qu'à demi et que vous vivez dans le manque - alors qu'au contraire la vie n'a jamais été aussi intense.

Supportes-tu la solitude ? me demandaient certains. Cette question me sidérait, car Wen était extraordinairement présente - mais d'une présence devenue changeante et imprévisible. Cette instabilité nouvelle m'occupait tant qu'il m'importait peu d'être incompris des autres."



Curieusement, ce petit texte dense peut offrir aide et courage à d'autres , blessés par la mort d'un conjoint...
Commenter  J’apprécie          362
Une autre Aurélia

LE RÊVE ET LA VIE.



Difficile de ne pas voir une relation directe entre le sous-titre du très déroutant et beau roman de Gérard de Nerval, Aurélia, et ce texte si intense, émouvant, personnel du grand sinologue suisse Jean-François Billeter, d'ailleurs intitulé Une autre Aurélia. Cette référence à Nerval, l'auteur s'en cache d'autant moins que le prénom de celle qui est cause de ce petit ouvrage saisissant n'est en rien Aurélia mais Wen, son épouse d'une vie.



Wen, cette éternelle jeune femme, originaire de Pékin où le futur auteur la rencontrait par le plus grand et improbable des hasards dans les salons d'une certaine Mme Wang, veuve chinoise mais d'origine et de nationalité suisse. La suite serait presque digne des contes de fées - une danse, une natte que l'on tire par mégarde, un fou rire... - n'était l'environnement social et politique chinois de ces années 60, aux prémices de la terrifiante "Révolution Culturelle". Il faudra pas loin de deux années, d'innombrables soubresauts, la mauvaise volonté doublée de mauvaise foi, finalement contrecarrées, des autorités chinoises, quelques rencontres fortuites et d'une insatisfaisante brièveté, la peur vissée au cœur que l'administration chinoise ne déporte purement et simplement la belle (les étrangers étaient non seulement fort rares à cette époque mais ils étaient tous suspectés d'être des espions à la solde de leurs pays), une année et quelques longs mois, donc, pour que ces deux-là finissent par convoler en juste noces et, voyant le pays s'enfoncer dans une grande période d'instabilité politique, fuir provisoirement le pays pour rejoindre la Suisse.

(Tout ceci est à découvrir dans le superbe Une rencontre à Pékin, publié en même temps que ce livre-ci, en août 2017)



L'aventure durera... Quarante-huit belles années !



Elle cessera malheureusement un jour de novembre 2012. Le 9 pour être précis, après sept jours d'un coma sans soubresaut.



Trois jours après, sans avoir dressé le moindre plan, sans bien savoir de quoi ces pages seront faites, Jean-François Billeter entame ces premières notes : «Ne pas chercher d'images d'elle. Quand j'en cherche, elles sont décevantes, ne sont pas celles que je voudrais. Il faut que l'émotion naisse et que l'image vienne d'elle-même - ou ne vienne pas.»



S'ensuivront quatre années (jusqu'en avril 2017) de réflexions, de confessions, de recherches intimes, de souvenirs précis ou plus diffus, de rêves, aussi, de plus en plus présents et forts au fur et à mesure où s'éloigne la date anniversaire de cette disparition.



Émotion, dit-il dès cette première note. C'est très probablement l'un des maître-mots de l'ensemble de cet ouvrage d'une très grande intimité, parfois jusqu'à un certain pathos bien assumé - ne le voit-on pas confesser, plus d'une fois, des larmes ? Et leur bienfait incroyable -. Émotions vécues auprès de cette femme demeurée d'une grande jeunesse, souvent espiègle et drôle. N'avoue-t-il pas d'elle qu' «elle était jeune à 72 ans - d'une jeunesse que l'âge commençait tout juste à menacer» ? Émotions perçant avec la musique :



«Mozart. Grande émotion. Elle est dans cette émotion.»



Un peu plus loin :



«Le Stabat mater de Pergolesi, émotion. Ne pas penser à Wen qui n'est plus, mais à moi sensible, devenu tel grâce à elle.»



J-S Bach, enfin, le maître des maîtres, sans nul doute, pour qui cherche à condenser vie et rêve, folie et réalité, transcendance et immédiateté en quelques notes d'une beauté presque irréelle, pour ainsi dire divine, même sans être croyant. Écoutons-le, qui trouve dans ces émotions musicales intenses l'une des voies vers sa propre résilience :



«Les Variations Goldberg. Miracle, l'émotion portée jusqu'à l'incandescence. Le moment mystique de Pascal n'a rien d'étonnant pour moi. L'émotion est la substance unique et universelle de toutes les béatitudes, extases, états de grâce, dont on a parlé dans les religions. La même énergie est en jeu dans tous les cas. Il n'y a pas de mystères.»



Il y a la musique, mais aussi l'art - la méditation et l'émotion ressenties à la contemplation attentive du Noli me tangere - à son sens profond, aussi - du Titien lui sera d'une aide inouïe dans l'évolution de sa conscientisation de son expérience, de la douleur, du manque et de sa résolution.



Intensément, profondément homme de culture et de lettres, les auteurs et poètes ne manquent pas, Marcel Proust, Chamfort, Novalis, Stendhal, Lichtenberg et bien d'autres encore, qui l'aident à leur manière, à dépasser, à comprendre, à accepter les changements qui interviennent en lui, qui lui permettent d'affirmer, au bout de la première année de deuil (mot qu'il déteste) :



«Il y a eu l'intimité avec elle, il y a maintenant l'intimité qui perdure en son absence.»



Bouleversant.

Mais le chemin est pourtant encore long et ce n'est pas, en soi, l'acceptation de la disparition de l'autre mais bien, plutôt, l'acceptation de la vie que l'on se fait avec l'autre dans son absence. D'où ce sentiment d'instabilité, ces ruptures permanentes, d'un jour sur l'autre, le vide faisant suite à des impressions de trop plein, le manque qui apparaît après la puissance d'un souvenir, les paroles apaisantes d'amis l'ayant connue, la remémoration d'un voyage, d'un lieu aimé de l'autre et à deux. Ainsi :



«24 Déc. : A certains moments, je souffre doublement : de son absence et de l'absence du souvenir.

27 Déc. : Ce matin, audace : je me dis que le bonheur passé est intact et que je puis passer à autre chose. »



Depuis que Jean-François Billeter a rendu son tablier d'enseignant de l’université de Genève en 1999 afin de se consacrer exclusivement à la recherche, aucun de ses ouvrages n'avait comporté la moindre mention strictement autobiographique - en dehors de celles servant à ses démonstrations, liées, surtout, à sa connaissance personnelle de l'un de ses principaux sujets d'étude : la Chine -. Aussi n'est-ce aucunement une vocation de biographe qu'il entame sur le tard avec cet ouvrage-ci (de même que "Une rencontre à Pékin" ressort bien plus de l'ouvrage hommage que de l'album autocentré sur des souvenirs lointains). Si cet homme, d'un très grand, sincère humanisme - il suffit pour s'en convaincre de lire son "Leçons sur Tchouang-Tseu" ou même son "Chine trois fois muette" et, plus récemment, "Un Paradigme" - s'est décidé, cinq années après la fatale disparition, à transmettre cette expérience forte, violente, incroyable dans sa pourtant terrible banalité c'est parce qu'il lui a semblé que sa propre expérience, son approche d'une certaine folie pouvait être de quelque aide à quiconque se trouvant dans une identique situation. Car cette folie, on comprend entre les lignes que lui-même craint d'y sombrer, à cause de tout ce qui le lie au désespoir, au manque, à l'absence de l'être aimé. Aussi souhaite-t-il faire profiter son semblable, dans une certaine mesure, de sa victoire intérieure sur celle-ci, le retour à la vie après avoir failli sombrer dans le seul rêve, ainsi qu'il en fut de la vie de l'auteur d’Aurélia, Gérard de Nerval, mort dans les conditions que l'on sait, sans qu'il ait pu achever son oeuvre... Retrouver Aurélia ?



Immodeste, peut-être. D'une poignante humilité aussi que de mettre ces mots si intimes entre toutes les mains. Mais pas inutile. Et parce qu'il faut laisser grande ouverte la porte à l'émotion qui renforce, apaise, guérit, éprouver son expérience à l'aune de son semblable ne peut être qu'enrichissement. Tout est là, à qui sait voir et écouter :



«J'ai dans mon jardin une source qui parfois s'assèche et dont j'oublie même l'existence, et qui a d'autres moments déborde et inonde tout. D'autres jours elle a un débit discret, doux suivi.»



.........................



PS : critique rédigée en écoutant les miraculeuses, pour plagier M. Billeter, mais je le rejoins immédiatement et sans condition, Variations Goldberg de Jean-Sébastien Bach.
Commenter  J’apprécie          352
Demain l'Europe

L'EUROPE ! L'EUROPE ! L'EUROPE !



C'était un jour de décembre 1965, le futur président élu (pour la première fois de l'histoire de cette nouvelle République, taillée comme un costard pour son premier thuriféraire) prononçait l'une des petites phrases dont il avait le secret (et peu de contradicteurs, ni les moyens communicationnels dont nous disposons aujourd'hui, est-il nécessaire de le rappeler ?) :



«Alors, il faut prendre les choses comme elles sont. Car on ne fait pas de politique autrement que sur des réalités. Bien entendu, on peut sauter sur sa chaise comme un cabri en disant l'Europe ! l'Europe ! l'Europe !... mais cela n'aboutit à rien et cela ne signifie rien. Je répète : il faut prendre les choses comme elles sont.»



Bien entendu, il n'est pas question pour le sinologue et philosophe Jean-François Billeter, dans ce bref essai de moins de cinquante pages et qui relève presque (le "presque" est d'importance) du discours programme, de revenir sur ces mots aussi mythiques que relativement révolus (dans le sens où une certaine forme de construction européenne - qu'on l'apprécie ou pas - s'est finalement faite). Il s'agit pour lui, européen convaincu (notons au passage que M. Billeter est de nationalité suisse...), de dire ce que le vieux continent est ou devrait être à même d'apporter encore, en terme de civilisation, à lui-même d'abord, et à l'ensemble de la planète ensuite. Pour cela, il imagine les contours d'une nouvelle République dans laquelle les (futurs) anciens Etats-nation auraient achevé d'abandonner leur souveraineté tandis que les citoyens retrouveraient la pleine et entière liberté de leur citoyenneté, de même que des euro-régions équilibrées, trouvant leur légitimité dans les histoires et géographies locales (pour les plus anciennes) ou de création récente lorsque c'est nécessaire, auraient pour ainsi dire valeur de personnes morales parlant d'égales à égales, en lieu et place des actuels pays. Le tout, sur un continent qui aurait définitivement tourné le dos aux impérities et même à l'enfermement mortifère du Capitalisme, et dans un univers fait de justice et d'équilibre...



Nul n'est forcé de partager le rêve de Jean-François Billeter. Ou, au contraire, de l'estimer aussi grandiose qu'indispensable. Tout un chacun est en droit - en devoir - de se faire ses propres opinions. Mais c'est pourtant là que le bât blesse : Jean-François Billeter nous a jusque là habitué à faire ce qui devrait être la pierre angulaire de toute réflexion : penser par soi-même. Car si l'on peut aisément entendre - trouver nécessaire, même - que toute pensée se nourrit tant de ses propres expériences que celles d'autrui, de lectures, de théories émanent d'autres que soi, il en va autrement de ce qui apparaît ici comme d'une espèce de recopiage très résumé des hypothèses et propositions d'autres que lui-même (en l'occurrence celles de la politologue allemande Ulrike Guerot, fervente promotrice de cette "République européenne" ici présentée) et, pour qui connait, suit et apprécie de longtemps l'exercice de la pensée chez J-F Billeter, osons écrire qu'ici, cela ne fonctionne vraiment pas :



On a ainsi droit à une succession de raisonnements oiseux qui ne tiennent que sur des vœux aussi pieux que très fortement improbables, qui se succèdent dans une ronde effrénée de verbes conjugués au futur simple fleurant leur impératif ("On fera cesser", "on arrêtera", "il faudra", "on laissera", etc), de formulettes simplettes indignes d'un penseur de ce calibre : «Des emplois disparaîtront, d'autres se créeront.» (sic !), des imprécations et autres paroles creuses plus dignes d'un gourou que d'un chercheur : «Il faudra délibérer et décider de ce qui est utile à l'accomplissement humain et de ce qui ne l'est pas», des pétitions de principe dont on ne sait sur quoi elle reposent : «Les Européens seront chez eux dans toute l'Europe, ce qui ne les empêchera pas d'être attachés à une région particulière.» L'ensemble de ces souhaits semblant faire table rase de l'actuelle UE, comme si cette dernière n'avait pris, au pire, qu'une mauvaise voie au cours de son histoire récente mais qu'un peu de rêve, de bonne volonté et d'idées généreuses pouvaient remettre sur les bons rails en un tournemain...



Et presque tout est à l'encan... comme si M. Billeter était à son tour atteint de cette maladie étrange, merveilleuse mais souvent néfaste qu'est, de notre point de vue, cette Européisme aveugle - même s'il nous faut bien reconnaître que la vision de cette Europe idéale selon Billeter est plus proche de la notre que celle actuelle - et surtout totalement "hors sol" d'une partie de nos élites.



Il y a aussi qu'en cours de route, on ne sait plus trop bien si Jean-François Billeter nous parle encore d'Europe où si, dans son rêve de monde plus juste, plus beau, ce n'est pas de l'humanité toute entière dont il est question. Ce glissement qui s'opère, s'il est empli d'un bel humanisme social et universaliste, ne laisse pas de troubler le lecteur attentif qui se demande bien comment cette Europe qui n'existe déjà pas pourrait se trouver confortée par ce qui est encore moins probable à l'échelle de la planète. Car la République européenne de Jean-François Billeter s'échoue sur un écueil de taille, le plus important et impossible à la fois : c'est que, pour que cette Europe qu'il appelle de ses vœux voit le jour, il faudrait qu'elle tourne le dos totalement à la pensée capitaliste et aux fonctionnement sociaux-économiques qui en découlent. Or, s'il évite soigneusement le sujet, du moins, s'il ne le traite pas de front, il sent bien que ce préalable ne peut advenir que si la planète toute entière abandonne d'une seule volonté le fondement de la quasi-totalité l'économie terrestre. Autant attendre le grand effondrement annoncé par les collapsologues, de plus en plus nombreux : celui-ci semble désormais bien plus certain (à plus ou moins forte échelle) que ce genre de mirage illusoire de la pensée.



Pour en revenir à la petite phrase assassine de feu le Général, Jean-François Billeter déçoit ici doublement : parce qu'il nous rejoue les cabris d'antan dont la première défense idéologique de l'Europe était d'en répéter le mot à la manière d'un prêtre antique, et de s'attirer ainsi les mannes de la destinée mais, plus grave encore, il répond exactement à la première partie du bon mot gaullien : il refuse de voir, de prendre, de jauger les choses à l'aune de ce qu'elles sont, ce à quoi l'auteur du génial "Leçons sur Tchouang-Tseu" ne nous avait habitué ni dans son "Un paradigme", qu'il faisait résolument partir de son expérience sensible immédiate, ni de son complexe "Esquisse", plus "en hauteur" philosophiquement parlant mais où il approfondissait avec beaucoup de culture et d'intelligence l'idée d'un retour à la pensée première des Lumières, toute faite de Raison (c'est à dire de mise en doute conscient et permanent, de réflexion) et non pas de raisonnements (calculateurs) ni de raisonnable (liberticide) comme celle-ci a été peu à peu revue, corrigée, déformée par la suite. C'est d'ailleurs à l'aune de cette grande pensée qu'il faisait la peau, de manière profonde, à la pensée capitaliste.



Même si sa critique fondamentale du Capitalisme nous semble demeurer juste, même si son rêve d'une Europe réellement démocratique des citoyens a tous les atours d'un idéal politique à perfectionner, Jean-François Billeter semble être ici tombé dans tous les travers possibles de cette Europe intellectuelle et politique totalement détachée des peuples, de leurs histoires à la fois communes et diverses, de leurs langues multiples mises en danger par l'uniformisation anglo-saxonne (de même que leurs modes de vie), de ces sursaut populistes dont on peut craindre le pire mais qu'il est stupide tout autant que dangereux de les balayer d'un revers de la main sans chercher à en comprendre sincèrement les sources ni les ressorts.



Cette manière pour le moins idéologique d'aborder cette éternelle "autre Europe possible" toujours promise (surtout par les partis et gens de gauche) mais que l'on ne voit jamais venir depuis cinquante ans qu'elle est promise aux citoyens, c'est aussi totalement faire l'omission de problèmes plus globaux que notre planète connait de manière de plus en plus pressante (auxquels cette même UE a d'ailleurs très largement contribué), et qui risquent fort de s'aggraver au fil des années : changements climatiques, guerres de l'eau, pressions migratoires, raréfaction des matières premières et des énergies carbonées, instabilités politiques, etc, etc, etc. Autant d'éléments que l'essayiste ne mentionne pas un seul instant et qui sont pourtant, nous semble-t-il, des données essentielles à prendre en considération quant aux évolutions politiques des années à venir.



Un ouvrage "manqué" qui ne nous fera toutefois pas changer d'avis sur l'importance et l'intérêt que nous portons par ailleurs à l'oeuvre de ce brillant penseur et écrivain tant elle nous a apporté à ce jour.
Commenter  J’apprécie          312
Un paradigme

RENDRE LA PAROLE AU GESTE.



Lorsqu'il s'agit d'aborder un nouvel opus dans l'oeuvre pleine d'enseignement et riche de concepts méconnus ou nouveau de la pensée de Jean-François Billeter on sait d'avance que :



- L'on s'engage à y découvrir un concentré d'intelligence qui surprend d’autant plus qu'il est à la fois d'une lecture agréable, fine, jamais jargonnante et qui se déroule dans un beau français digne des grands classiques - que l'auteur connait à merveille - et, dans un même temps, que cette lecture sera exigeante, extrêmement dense, parfois ardue sous ses abords simples et faussement immédiats, qu'il faudra donc prendre son temps, revenir sur ses pas, confronter son expérience à celle de l'auteur, etc.



- On s'expose à devoir regarder le monde, à commencer par soi-même, autrement, à appréhender les choses les plus simples, les plus apparemment répétitives de l'existence - ouvrir une porte, porter un verre à la bouche, écouter des voisins de table, etc -, expliquer certains de nos moments les plus insaisissables - se mettre à "rêver" les yeux grands ouverts, à arrêter quelques instants la marche insatiable de la conscience pour retrouver un mot, comprendre une phrase, s'expliquer le monde.



Ainsi, c'est à la table somme toute très commune d'un café que le grand sinologue - l'auteur des extraordinaires Leçons sur Tchouang-Tseu, pour ne citer qu'un seul de ses ouvrages précédents, bref mais intense moment de culture, d'intelligence et de sagesse - entame dès potron-minet le cours impétueux et libre de ses réflexions, car c'est un lieu où il peut à la fois laisser les idées se développer sans contrainte mais aussi se laisser dériver vers le cours d'une conversation d'une autre tablée tout en étant empêcher à cette dispersion que l'on connait lorsque trop de livres, de documents, de souvenirs intimes vous environnent, assis derrière son bureau de travail. C'est en de tels lieux, rendus célèbres par un Jean-Paul Sartre avec ses habitudes du Café de Flore (mais c'était aussi le cas, déjà, de Denis Diderot), que Billeter va nous prodiguer, sans jamais tomber dans la moindre idéologie préconçue, sans esprit d'école ni de système, son paradigme tout à la fois lié au corps - mais un corps en quelque sorte revisité et totalement redéfini -, au geste, à l'activité. Ainsi, dépassant ce moi qui serait avant tout lié à la conscience, Billeter va prendre le temps d'analyser dans tous ses aspects les mouvements qui se coordonnent lorsqu'un geste s'accompli. Il va en déduire que la conscience seule n'en est pas l'origine, qu'il est même possible qu'elle n'en a rien ou peu décidé mais qu'en réalité ce mouvement, c'est à ce corps qu'on le doit, ce corps qu'il redéfini ainsi : «J'appelle "corps" toute l'activité non consciente qui porte mon activité consciente et d'où surgit le mot manquant ou l'idée nouvelle. Lorsque j'agirai, j'appellerai "corps" l'ensemble des énergies qui nourriront et soutiendront mon action.». Ainsi se pose ce nouveau paradigme, que le "corps" est l'Alpha de l'essentiel de nos activités, bien plus que ce que les philosophes tendent à en dire qui font de la conscience cet Alpha et bien souvent l’Oméga de toute nature et existence humaine. Billeter, de son côté, poursuivant le pressentiment de Novalis, se «représente la part consciente de [son] activité comme comprise dans l'activité générale du corps.» De totalité agissante, la conscience n'est plus qu'une portion de cette même activité



À partir de cette première et essentielle définition, J-F Billeter va en déduire ou reprendre à son compte un certain nombre d'idées liées à l'activité qui n'est rien moins que la vie elle-même : Ce qu'il nomme "l'intégration", l'imagination qu'il revisite aussi, la "puissance agissante", c'est à dire la possibilité qu'à mon corps à augmenter sa capacité d'action par l'apprentissage du geste, jusqu'à sa complète maîtrise, etc.



Ce qui est tout à la fois épuisant et fascinant avec la pensée de J-F Billeter c'est qu'elle se déroule à la manière d'une sorte de bobine autobiographique de la pensée, qu'elle coule, comme si tout ce que l'essayiste expose allait parfaitement de source - et c'est d'ailleurs le cas - mais qu'elle demande dans le même temps une concentration, une réflexion, un recul de tous les instants, qui obligent le lecteur à considérer, pour un temps indéfini, ce qu'il vient de découvrir, qu'il peut prolonger ou appliquer sans équivoque à ses propres grilles d'existence, de lecture, de recherches intérieures, les tordre même - J-F Billeter en appelle explicitement à se faire non seulement sa propre opinion mais, dans une large mesure, à se constituer son propre schéma philosophique, ainsi qu'il se l'est fait pour lui-même qui ne parvenait jamais à se sentir tout à fait à son aise à l’intérieur de pensées étrangères, exogènes, aussi puissantes les méthodologies et les systèmes philosophiques déjà explorés par le passé fussent-ils -.



Cette pensée n'a pas pour but de "révolutionner" la philosophie - l'auteur n'a a aucun moment cette prétention - mais, et c'est déjà énorme, s'essaie à lui redonner corps - c'est à dire vie - au plus profond de nos existences fugaces, souvent faites de vitesse insensée et de superficialité sans but véritable, et si l'on y retrouvera des prolongations à certaine réflexions d'un St Augustin, d'un Novalis et, plus encore, d'un Spinoza, celle-ci s’enserrent avec force dans notre contemporanéité... pour peu qu'on prenne le temps de s’asseoir à la table d'un café afin de prendre le temps, profondément, de laisser la pensée vagabonder, se perdre pour, enfin se retrouver. Un petit ouvrage dont la lecture se poursuit longtemps, très longtemps, après en avoir refermé les dernières pages et qui sont un pur bonheur pour l'esprit !



Pour mémoire, voici la définition du Paradigme qu'en donne Françoise ARMENGAUD, docteur en philosophie, maître de conférences à l'université de Rennes pour le compte de l'Encyclopedia Universalis :



Est paradigme ce que l'on montre à titre d'exemple, ce à quoi on se réfère comme à ce qui exemplifie une règle et peut donc servir de modèle. En tant que modèle concret devant guider une activité humaine et lui servir de repère, le paradigme se distingue de l'archétype, qui suggère l'idée d'une priorité ontologique originelle. Comme l'a montré P.-M. Schuhl, ce concept a chez Platon un sens pédagogique et propédeutique : le paradigme est l'objet « facile » sur lequel on s'exerce avant de traiter d'un objet ressemblant au premier, mais plus difficile ; ainsi, qui veut saisir et définir le sophiste, cet être protéen et fuyant, fera bien de se forger une méthode de définition aux dépens d'un être moins remuant, le pêcheur à la ligne ; de même, en politique, l'art du tisserand est un paradigme pour l'art royal du souverain.

La méthode paradigmatique, chez E. Lévinas, se fonde sur la thèse que « les idées ne se séparent jamais de l'exemple qui les suggère » ; elle dégage « les possibilités de signifier à partir d'un objet concret libéré de son histoire » ; cette méthode est solidaire d'une éthique de l'« acceptation » et de l'action comme préalables au connaître : c'est l'acte qui « fait surgir la forme où il reconnaît son modèle jamais entrevu jusqu'alors » (Quatre Leçons talmudiques, Paris, 1968).



L'historien des sciences et épistémologue Thomas Kuhn utilise à son tour le terme de paradigme d'une manière originale pour rendre compte de la manière dont se développent les sciences. Dans son ouvrage sur la Structure des révolutions scientifiques (traduction française, Paris, 1972), il caractérise comme paradigme de la science à une époque donnée un ensemble de convictions qui sont partagées par la communauté scientifique mondiale.
Commenter  J’apprécie          260
Essai sur l'art chinois de l'écriture et ses ..

Les éditions Allia m'ont habitué à de petits fascicules, courts textes élégamment imprimés sur un beau papier. L'"Essai sur l'art chinois de l'écriture et ses fondements" de Jean-François Billeter est un fort volume de quatre cents pages, qui fait le tour de la calligraphie et de l'écriture chinoises des origines à nos jours. Non seulement la masse d'informations contenues dans ce volume est grande, mais la réflexion de l'auteur rattache les oeuvres aux diverses époques de la civilisation chinoise et aux personnalités d'artistes. Jusque-là, il n'y a rien qui doive attirer un lecteur qui ne s'intéresse pas à la Chine, et ce livre ne semble être qu'un ouvrage spécialisé de plus. On ajoutera ceci : les analyses de Jean-François Billeter sur l'activité propre de l'artiste et sur l'amateur d'art qui contemple ou écoute ses oeuvres, ses pages sur le "corps propre" et sur la psychologie de la création, concernent tout art, musical, littéraire ou graphique, toutes les époques et tous les lieux. Cet essai n'est donc pas seulement un voyage intelligent en Chine, ce qui serait déjà beaucoup, mais aussi un enrichissement considérable proposé au lecteur qui aime l'art. Cela se sent à chaque page : d'abord on jette sur les illustrations de calligraphies reproduites un regard indifférent et vague, puis, à la lecture du commentaire qu'en fait l'auteur, les caractères chinois prennent vie, la page s'anime et l'on sent, si peu que ce soit, la magie calligraphique à l'oeuvre dans la reproduction. De même, dans les passages plus abstraits, l'auteur éveille l'esprit, donne à penser et à méditer, et nous aide à mettre en relation des impressions d'art ou des pensées éparses dans notre mémoire. C'est dire qu'il ne s'agit pas ici d'un page-turner ni d'un feel-good, comme on dit : ce livre nous invite à un dépassement de nous-même et à une aventure au-delà de nos limites personnelles. C'est exigeant, mais la joie que l'on éprouve à lire pareil ouvrage est intense, et invite à de nombreuses relectures. Livre admirable.
Commenter  J’apprécie          252
Esquisses

ESQUISSES POUR UN AUTRE MONDE SOUHAITABLE.



Comment résumer, sans en trahir le créateur, sans risque d'en rajouter mais sans résumer tant que l'on pourrait à force passer à côté de l'essentiel de ce que Jean-François Billeter tâche de faire passer à son lecteur dan ces si enrichissantes "Esquisses" ? L'enjeu est bien plus important qu'il y parait car la pensée de Billeter, bien loin d'être frivole ou simplement plaisante à l'esprit, pose rien moins que la volonté de voir l'humanité se sortir du guêpier - doublé, selon l'auteur, mais nous ne sommes pas loin de penser identiquement, d'une voie sans issue autre que strictement mortifère - dans laquelle elle est s'est fourrée depuis un peu plus de deux cents ans, pour aller vite, depuis la fameuse révolution industrielle. Que l'auteur estime d'ailleurs bien plus sociale que strictement technologique, les rapports de force et la mise en fonction mathématiques aussi pratique que vide de sens de l'usage des dépossédés par les possédants étant la première et principale des conséquences de ce changement de paradigme inauguré vers l'extrême fin du 18ème siècle britannique et qui a essaimé partout en Europe d'abord, dans le monde depuis.



Ce formalisme des "Esquisses", qui ne sera pas sans rappeler, aussi peu incidemment que possible, les Pensées de Blaise Pascal par la proximité du format - philosophe auquel Billeter se réfère par ailleurs à de nombreuses reprises - l'incite à concentrer sa pensée, à la rendre aussi claire et pure que possible, sans se retrouver écartelé par l'incroyable des thématiques qu'elles contiennent, auxquelles un ouvrage en deux volumes de cinq cent pages ne suffirait pas ! Billeter souhaite ramasser ses réflexions, en donner les idées forces, ne pas se laisser trahir par ce langage qu'il connait si bien, en tant que professionnel si l'on peut dire, par sa connaissance intime de plusieurs d'entre eux, que ce soit le français, l'allemand, le latin ou le chinois, qui fit sa réputation internationale du temps où il fut universitaire genevois.



En bon penseur qui sait que ses réflexions ne surgissent pas que de ses observations, de ses interrogations, de ses éventuelles certitudes (conquises de haute lutte sur le terrain de l'existence), Jean-François Billeter se situe de lui-même dans une certaine lignée intellectuelle. Nous avons déjà évoqué Blaise Pascal quant à la forme et certaines réflexions sur l'homme ; un autre grand penseur du XVIIème siècle, néerlandais celui-ci, mais s'exprimant cependant surtout en latin, sert bien souvent de point de départ réflexif au sinologue suisse : c'est Spinoza, tant annonciateur du grand mouvement dit des Lumières. Nombreux autres intellectuels et philosophe seront convoqués dans ces quelques cent pages lumineuses, incroyables de lucidité, denses, complexes, essentielles. Parmi ceux-là : Descartes, Sébastien Roch Nicolas de Chamfort, Emmanuel Kant, Mme de Staël, Lichtenberg (auquel l'auteur a consacré une éclairante monographie), Machiavel, Wittgenstein et quelques autres mais sans excès, le propos n'étant pas de reconstruire une histoire de la philosophie moderne, mais de tenter d'apporter des solutions, des directions, des réponses pour aujourd'hui.



Nombreux sont les constats réalisés ici par l'auteur : l'impasse de notre actuelle civilisation - impasse qui comprend le risque accru de la destruction même de notre planète -, les grâces et les dangers du langage, le capitalisme, son fonctionnalisme, ses tumeurs de type totalitaire, ce que liberté devrait VRAIMENT signifier, l'Europe, ce que devrait être son possible rôle fondamental, l'universalisme, le retour plus que jamais urgent à ce qui fondait la philosophie des Lumières - avant qu'elles fut dévoyée et réduite au "raisonnable" d'une part et au "rationnel" de l'autre lesquels ne sont que de faux substituts, trompeurs, à la "raison" - qui se situent entre le «ose savoir» d'Emmanuel Kant et cette définition plus subtile de Lichtenberg : «Les Lumières consistent à avoir, dans tous les états de la société, des notions justes de nos besoins essentiels.» En des temps de superficialité exacerbée et de tout possible, n'importe où et à n'importe quel moment, mais sans forcément avoir le moindre pourquoi en réserve, voilà qui détone profondément, et nous rapproche étonnamment d'une pensée très écologique, si l'on s'en tient à l’étymologie.



Ces Esquisses, publiées une première fois en janvier 2016 chez les très précieuses et intelligentes éditions Allia, a connu depuis deux rééditions. La plus récentes refondant l'ensemble, sans en déformer le propos mais le rendant sans doute encore plus vif, insérant des intitulés à ces suites d'esquisses, les chapitrant en deux grands sous-ensembles, les réorganisant selon une logique plus fine. Remaniant, ici ou là, des textes qui disconvenaient à leur créateur.



En revanche, la première édition proposait, en son ultime cinquantième esquisse, une sorte d'excellent état des lieux de la pensée développée dans l'ouvrage qui la précédait, accompagnée de l'espoir, infime sans doute, que ces réflexions trouveraient ici ou là motifs à action et à bouleversement d'Un paradigme (autre titre, essentiel, de l'oeuvre de Jean-François Billeter) contemporain qui nous emmènerait, inexorablement, vers le pire, du moins pour l'humanité, notre belle planète en ayant vu bien d'autres avant nous, nul doute qu'elle saura s'en remettre, dut-elle y passer quelques centaines de millénaires. Voici, en conclusion, cette Esquisse 50 telle qu'elle était alors. Que dire, sinon que cet ouvrage est fulgurant, profond, terrible et vital dans un même temps. Qu'il peut se lire d'une seule traite et se relire dans toute la lenteur de ce qu'il prône par ailleurs : l'arrêt (une notion assez proche, il nous a semblé, de l'otium des latins mais pas si éloigné non plus de la méthode de pensée chinoise classique, Tchouang-Tseu en tête, ce qui n'étonnera pas le lecteur habituel de l'oeuvre de J-F Billeter). Prendre son temps. Laisser la pensée vagabonder avant que de la contraindre. Tout ce que nous parvenons de moins en moins à réaliser, sans doute...



Or donc, en guise de conclusion à cette chronique, qui mieux que Billeter pour résumer la pensée de Billeter, n'est-ce pas ?



Esquisse 50 de la première édition : «J'ai essayé de montrer de quel ordre est la crise dans laquelle nous sommes. J'ai cru pouvoir montrer que sa cause lointaine est dans l'invention du langage. Je crois avoir montré qu'aujourd'hui elle est sa cause première en chacun de nous du fait que nous sommes des êtres de langage. Mais parce que le langage nous donne le pouvoir de dire, nous avons en nous la cause du mal et son remède.



Tu as peut-être été dérouté, cher lecteur, de me voir embrasser dans ces quelques esquisses la tourmente qui risque de nous emporter et l'étude rigoureuse du sujet humain. Je l'ai fait pour tenter de tenir sous un même regard notre situation dramatique et ce que nous sommes, en plaçant au centre le sujet que chacun constitue pour lui-même et qui est le lieu où il peut agir, ou laisser naître l'action.



Je considère que la clé est dans la connaissance philosophique du sujet, c'est à dire dans la connaissance que tout sujet peut acquérir de sa propre activité, par son observation et son perfectionnement. Je considère qu'il est permis de concevoir une civilisation fondée sur une pédagogie qui, dès les premiers pas et dans toutes ses étapes, aurait pour fin cette civilisation même et pour contenu cette connaissance du sujet par lui-même.



Ces idées ont-elles la moindre chance d'avoir un effet ? J'en doute, mais je ne désespère pas tout à fait, et c'est pourquoi je prend la peine de les publier. Si elles n'en ont pas, les quelques personnes qui auront pensé comme moi connaîtront au moins la satisfaction d'avoir compris ou d'avoir cru comprendre, avant la fin, par où l'aventure humaine a échoué.



Addenda : Le travail de la pensée est solitaire, mais les idées auxquelles il mène doivent ensuite se communiquer. Elles ont peu de valeur si elles restent le bien d'un seul. L'esquisse m'a semblé une forme propice à ce passage nécessaire, par sa brièveté et son inachèvement.»



Commenter  J’apprécie          250
Une rencontre à Pékin

À SON ÉPOUSE, À SES BEAUX-PARENTS, À LA CHINE.



Comment rencontrer l'Amour de sa vie, selon Jean-François Billeter ?

C'est assez simple, en définitive : Il faut d'abord être un jeune homme de 24 ans au début des années 60, suisse de préférence, non pas désœuvré mais se cherchant encore beaucoup, passionné de langues orientales mais sans avoir réellement décidé de jeter son dévolu sur quelque direction précise que ce soit, trouver la langue chinoise amusante, rencontrer un aimable et intelligent professeur vous poussant à aller étudier non aux "Langues O" à Paris, mais in situ à Pékin, obtenir une bourse grâce, involontairement, aux connaissances de Service National de papa, traverser en train - mythique "Transsibérien" inclus - la moitié de la planète, sans oublier de passer le terrifiant "rideau de fer", se retrouver premier étudiant suisse de toute l'ère communiste chinoise, parvenir à s'y faire quelques connaissances parmi lesquelles la veuve d'un chinois dont la nationalité suisse d'origine lui permettait d'inviter chinois ET étrangers dans une même demeure, participer à une petite sauterie, danser avec une charmante chinoise se prénommant Wen, lui tirer involontairement sa longue natte. La faire rire...

L'épouser deux ans plus tard. Vivre quarante-huit année d'une aventure presque sans tâche avec elle.



Parfaitement improbable (comme l'est si souvent l'existence), n'est-ce pas ? C'est pourtant de cette manière-là que ce grand sinologue, intellectuel, écrivain et essayiste originaire de Bâle rencontrera sa future femme dans la nouvelle capitale de la République Populaire de Chine, Pékin (nouvelle, dans la mesure où la précédente était Nankin. Mais Pékin était alors une ville demeurée pour ainsi dire inchangée, inviolée, depuis des centaines d'années. Ce que l'auteur regrette car, depuis, les vents mauvais des réformes économiques successives, et surtout le grand boum économique de ces dernières décennies ont totalement détruits ce Pékin immémorial). Ce ne fut cependant pas une sinécure, et il fallait avoir un certain culot, ainsi, cependant, qu'un vrai grain de folie, pour souhaiter aller jusqu'au bout de cette décision : décider, tandis qu'on est un étranger suspecté de tout et de son contraire dans cette Chine paranoïaque, de prendre Wen, une digne représentante de l'ancien Empire du Milieu dans les mouvements de crises politiques incessants de cette Chine nouvelle, pour épouse. D'autant qu'on est à l'opposé de toute forme de bluette moderne, avec déclaration enflammée et découvertes des corps autant que des âmes : avant ce fameux et inespéré mariage, près de deux années se seront écoulées, et seulement une petite poignée de "vraies" rencontres ("en tout bien tout honneur", est-il seulement utile de le préciser ?), avec le danger incessant d'apprendre que la jeune fille a été arrêtée par la police et envoyée dans quelque camp de rééducation lointain, probablement mariée de force sur place... Pour la romance, il faudra repasser !



C'est bien entendu cette histoire parfaitement incroyable et, par bien des aspects, aussi rocambolesque que terriblement dangereuse dans cette Chine connaissant les prémices de ce moment terrifiant de la fameuse "Révolution Culturelle", à laquelle J-F Billeter avouera ne pas avoir réellement assisté ni, sur le moment, compris les enchaînements dramatiques, que nous allons suivre, médusé. A sa décharge, les étrangers de Chine n'avaient que peu accès aux informations et se trouvaient cantonnés dans leurs petits cercles, la méfiance étant de mise, et les chinois du commun strictement interdit de s'adresser à ces exogènes. C'est pourtant un document de première main - et raconté dans un style aussi impeccable qu'exaltant - qu'il nous est donné de découvrir dans ces quelques cent cinquante pages serrées de ce petit moment de bonheur (de lecteur) proposé par les éditions Allia.



On y découvrira, sous-jacente, la vie de ces premiers "pionniers" occidentaux dans une Chine de Mao où les luttes intestines au parti ont des répercussion désastreuses et mortifères sur le petit peuple de la rue et des campagnes. On découvre une Chine dans laquelle les communistes ont entamé leur travail de sape de déshumanisation, de déculturation et d'oblitération de tout souvenir récent, de celui des derniers témoins du temps d'avant 1949 et la prise de pouvoir par les communistes, mais dont le point d'orgue, délirant, implacable et apocalyptique sera la Révolution Culturelle, accompagnée de sa cohorte de Gardes Rouges, qu'une poignée d'intellectuels occidentaux dévoyés ou imbéciles voudront faire passer chez nous alors pour un grand moment (positif) de l'histoire... Mai 68 n'est plus très loin.



Cependant, Jean-François Billeter ne se comporte pas seulement comme un témoin amoureux de ses temps à la fois si proches et si lointains. L'auteur des extraordinaires "Leçons sur Tchouang-Tseu" (publié chez le même éditeur, Allia) ne pouvait se contenter de ce double hommage à sa femme et à la Chine sans en rendre un autre, émouvant, circonstancié, attentif à ses beaux-parents, à son beau-père surtout, mais empli d'un certain regret (celui d'avoir si peu, si mal connu cet homme, son épouse et ses autres enfants). Car cet homme, dont sa propre fille Wen, l'avant dernière d'une fratrie de sept rejetons, ne savait presque rien du passé, fut une sorte d'archétype de ce que traversa la Chine du XXème siècle.

Né en 1904 dans une petite ville de Mandchourie, il traversera tous les événements de son temps en témoin involontaire des soubresauts qu'elle aura connu, de la fin de l'Empire en 1911, aux luttes entre Russes et Japon pour se partager ce riche, industriel morceau de territoire - dont le second sortira, un temps, victorieux -, aux premières luttes entre communistes chinois et "nationalistes" (Billeter tient aux guillemets) du Kuomintang et l'aventure presque invraisemblable que cet homme intelligent et intègre suivra auprès d'un véritable personnage de roman, presque inconnu en France, surnommé "Le Jeune Maréchal", qui offrira de lui-même sa propre liberté pour tâcher d'obliger Tchang Kaï-chek, après l'avoir momentanément kidnappé, à joindre sa lutte à celle des communistes de Mao contre les japonais. Le père de Wen, l'épouse de Jean-François Billeter, finira sa carrière auprès du "jeune maréchal" comme Lieutenant-colonel. Il eut suffit que lcelui-ci rappelle sa proximité d'avec ce stratège et homme politique fascinant (il en fut le garde du corps) auprès communistes d'après-guerre - ils en maintinrent le souvenir et l'exemple jusque dans les pires moments de la Révolution Culturelle - pour connaitre une belle fin de carrière et une retraite tranquille. Par excès de dignité et par absence totale de vision politique ni de tactique personnelle, cet homme n'en fit rien et vécu dès lors de déchéance en déchéance, convaincu d'être "un ennemi du peuple" et autres billevesées plus infamantes les unes que les autres (il se retrouvera même affublé d'une... étoile jaune !!!), entraînant malheureusement sa famille avec lui. Ses enfants s'en sortirent cependant assez bien, la fameuse Wen devenant même médecin grâce aux aides financières de ses frères aînés.



Il y aurait encore beaucoup à dire pour présenter ce petit livre, d'une richesse et d'une densité incroyables. D'une vraie et modeste beauté, aussi. On se prend à songer, une fois cette très humble autobiographie - humble et volontairement très distanciée - refermée, aux dizaines de millions de mort - certains chiffres malheureusement difficilement démontrables par manque de sources, souvent détruites, évoquent une fourchette oscillant entre 45 et 72 millions de victimes !), aux centaines de millions de déplacés de force, de "rééduqués", d'internés ou d'assignés à résidence que cette folie inimaginable d'une poignée d'hommes propagea dans ce pays aussi immense que riche d'une histoire, d'une culture et d'un peuple fascinants, incroyables, édifiants.



En quelques poignées de pages, en prenant appui sur son expérience personnelle, mais sans jamais en faire l'objet d'une généralité ou d'une leçon exemplaire (ce qu'il reproche d'ailleurs à bien de nos intellectuels occidentaux) Jean-François Billeter dresse le portrait d'une certaine Chine, passée et pourtant toujours un peu présente, malgré le déni pur et simple que les autorités actuelles maintiennent encore, vaille que vaille, de ces turpitudes de près d'un siècle. Un petit ouvrage non seulement nécessaire mais aussi troublant, attachant, beau. Oserait-on parler de coup de cœur ? Sans nul doute, même s'il est difficile de résumer des impressions, des ressentis ainsi qu'un projet tant littéraire qu'humain à cette trop évidente expression.



Un petit opuscule qui ne peut laisser indifférent, de cela, nous sommes absolument certains : Une rencontre à Pékin est un ouvrage pluriel qui nous parle des Amours d'un homme précis, fin, cultivé regardant ce passé sans nostalgie idiote, sans hypocrisie facile ni réécriture avantageuse des souvenirs parfois fuyants ou incertains, mais avec toute la tendresse possible de qui a bien vécu.

Là est peut-être l'ultime leçon.



PS : Précisons que cet ouvrage a été sélectionné par les jurés du «Prix Décembre» 2017, présidé par Eric Neuhoff. Même s'il ne l'obtient pas, cette reconnaissance est amplement méritée.
Commenter  J’apprécie          242
Une autre Aurélia

Un livre douloureux mais nécessaire.



Belle écriture, simple, ne paraissant pas recherchée. Naturelle ?

Le journal d'un deuil, le deuil de celle qui partagea la vie de l'auteur durant 48 ans.



Les sentiments sont nobles et vrais, sans fierté feinte, sans apitoiement auto-compassionnel.



Des sentiments clairs réfléchis, admirables de ceux que l'on aimerait siens si le malheur vient a nous frapper.



L'émotion est avouée humblement, sans attente de consolation sans vain espoir.



L'auteur bien que conscient et prolixe de sa culture sait aussi jouer la carte de l'humilité n'hésitant pas à annoter une citation par "je ne sais plus où je l'ai lu", à avouer ses pleurs confessant ainsi l'inappropriation d'une fierté stérile et stupide face a son immense douleur.

Sa souffrance l'aide à se construire.

Facile à dire, pas facile à vivre.

Il évoque avec grande précision les effets produits par des situations, des rencontres, des échanges en ces moments où l'esprit est à vif ; les stratégies qu'il échafaude plus ou moins consciemment pour surmonter, pour survivre.



Mais je ne suis pas sûr qu'il y ait une leçon à tirer de cette lecture.

Comment préparer un deuil a venir ? Comment corriger un deuil enduré ? J'imagine ce petit livre venir toquer a la porte de celui qui entre juste dans la souffrance d'avoir perdu un être cher et je crois que là il serait vraiment le bienvenue.

Sinon je crains que nous ne soyons devant ce genre littéraire que je n'arrive pas à comprendre: le témoignage. A quoi sert-il d'autre que flatter le voyeurisme du lecteur ?

Car si ce journal est manifestement celui d'un intellectuel lettré, aucune avancée philosophique ne l'illumine tout au plus quelques pistes psychologiques.

Un livre certes a l'humilité noble mais qui m'a éprouvé et plongé dans un malaise un peu honteux.
Commenter  J’apprécie          238
Une rencontre à Pékin

Séduit il y a quelques mois par le douloureux "Une autre Aurélia", j'ai enfin lu "Une rencontre à Pékin". Si dans le premier l'auteur témoignait de son deuil quotidien et de sa résilience progressive suite au décès de son épouse chinoise Wen, le présent opus retrace leur rencontre, dans le contexte de la révolution culturelle maoïste.



Jean-François Billeter, de nationalité suisse, part étudier le chinois sur place à la fin des années 1950. Il va très vite rencontrer Wen, une jeune médecin chinoise issue d'une famille nombreuse. Leurs rencontres sont marquées par la retenue. Il y a bien sûr la mentalité chinoise, qui est accentuée et forcée par les complications administratives et diplomatiques. Si Jean-François est assez en vue dans le milieu des ambassades, il se heurte néanmoins à la suspicion des autorités. Il nous retrace dans ce récit ses impressions et les quelques péripéties et petits événements de son séjour qui dure d'abord deux ans. Il se marie avec Wen, puis, devant les dangers de la révolution culturelle, ils rentrent en Suisse. Il retournera en Chine en 1975 puis régulièrement après la mort de Mao.

Les passages les plus émouvants interviennent à mon avis dans le dernier tiers du récit, où l'auteur donne voix à l'un des frères de Wen, qui en 1997, près de vingt ans après la mort de leurs parents, va raconter leur histoire et celle de la famille à Jean-François, qui nous la transmet à son tour, de mémoire.

C'est l'occasion d'une passionnante plongée dans l'histoire de la Chine du XXe siècle, avec sa lutte pour le pouvoir dans la première moitié, entre communistes et réactionnaires du kuomintang de Tchang Kaï Tchek. A travers l'histoire du père de Wen, loyal serviteur d'un des éminents leaders du Kuomintang, l'auteur recueille là un témoignage rare, concret, sur cette terrible période de la révolution culturelle. le père de Wen échappera aux camps de rééducation, mais subira toute sa vie humiliations et restrictions forcées de la part des autorités qui l'ont désigné "ennemi du peuple". Cette famille fait preuve d'une admirable dignité et d'une humilité dans l'adversité. C'est véritablement un témoignage exceptionnel, que cette histoire familiale qui épouse la grande Histoire. Les gens n'osent pas témoigner, et le Parti fait et refait l'Histoire a sa main, à travers l'éducation des jeunes et la main-mise sur tous les rouages de la société.

Finalement, cette partie est me semble-t-il plus forte que la rencontre proprement dite, peut-être par le style un peu sec de l'auteur. On sent l'universitaire, l'intellectuel dans le style, qui ne s'autorise pas de fantaisie ou d'humour. Je trouve qu'on ne découvre pas assez Wen et sa personnalité...à moins que ce ne soit le reflet de la réserve de son épouse ? C'est un léger regret, mais l'émotion naît quand même de ce témoignage du frère, et de la figure de Wen, si charmante sur cette photo de couverture noir et blanc (comme elle l'était, un peu plus âgée dans "Une autre Aurélia"). Sans doute mon énorme faible pour les femmes asiatiques...



En conclusion, deux beaux et précieux petits livres, écrits par un homme au soir de son existence, en hommage à cette charmante étrangère, sa défunte Wen, l'amour de toute sa vie. Une double lecture très recommandée.
Commenter  J’apprécie          212
Contre François Jullien

QUERELLE D'EXPERT ?



En quelques cent-vingt pages bien senties - suffisamment étayées et détaillées pour ne pas être imposées d'autorité, assez concises et résumées pour ne pas lasser le lecteur ni le perdre dans des connaissances qu'il ne domine pas forcément - le célèbre sinologue français, traducteur et analyste de l'oeuvre de Tchouang-Tseu, Jean-François Billeter règle ses comptes - strictement intellectuels - avec un autre sinologue français de réputation mondiale, l'auteur de Procès et création (entre autres), le chercheur, universitaire et philosophe François Jullien.



Le moins que l'on puisse en dire c'est que le premier ne partage ni la méthode, ni les analyses et encore moins les conclusions du second quant à cette fameuse "Chine éternelle", et, plus encore, à cette supposée rencontre impossible, ces différences irréconciliables qui éloigneraient définitivement la pensée chinoise de la pensée européenne. La première serait définitivement et de tout temps immanente, la seconde aussi invariablement transcendante. C'est contre ce socle de pensée radical et, selon lui, presque totalement erroné, que Billeter se porte, et de quelle manière, en faux.



Bien entendu, tout cela pourrait sembler n'être qu'une de ces énièmes querelles picrocholine dont les spécialistes, chercheurs et autres experts sont souvent friands, sans que quiconque en dehors d'eux-mêmes et d'un tout petit cénacle puisse y puiser le moindre intérêt mais il n'en va justement pas de même dans ce court ouvrage. En effet, au-delà des connaissances sur la Chine, son histoire, sa (ou ses) philosophie, ses faiblesses et ses vertus, que Jean-François Billeter nous dispense avec son aisance et son habileté coutumières, c'est à une critique fondamentale et radicale qui dépasse, et de loin, les points de rupture existant entre deux intellectuels, seraient-ils de très haut niveau. Que François Jullien se situe dans une sorte d'héritage européen d'idéalisation "a priori", et sans remise en cause possible, de ce que serait -de ce que doit être ! - la pensée chinoise, ne l'excuse en rien : c'est à une pure "idéologisation" de la pensée, une perversion de celle-ci à laquelle, selon Billeter, M. Jullien se livre de manière permanente et systématique depuis la rédaction de ses ouvrages clés. Et de nous démontrer comment cette pensée viciée use et abuse d'artifices, détourne des textes de leurs implications originelles - en n'en citant que des extraits décontextualisés, en ne faisant aucun effort de modernisation de leurs traductions, etc -, comment toute démonstration advient a posteriori des thèses, des affirmation ad abrupto de ce sinologue pourtant renommé. Et comme nous le rappelle Billeter, tout cela ne serait que d'une importance fort mineure si François Jullien n'avait la prétention d'imposer SA conception de cette hypothétique "Chine des lettrés" dénuée de toute base matérielle (qu'elle soit historique, biographique, sociale ou culturelle) examiné via le prisme du doute critique et contradictoire auprès d'un public tant large que managérial puisque celui-ci donne désormais des conférences auprès de chefs d'entreprises, leur délivrant ainsi SA bonne parole afin de comprendre - mais comprendre quoi, pour le coup ? - la Chine et les chinois.



On songe aussi à tous ces intellectuels - et ils couvrent tous les domaines de la connaissance - ayant agit ou agissant encore ainsi, pour leur plus grande célébrité peut-être, mais certainement pas pour le bien de la pensée humaine.



Précisons que ce petit opus, certes ferme et rude, de l'auteur brillant des Leçons sur Tchouang-tseu, se termine par quelques pages absolument réjouissantes, d'une part, sur l'aveuglement presque imbécile -et certainement très ignorant- de responsables d'une des plus célèbres collections de notre édition nationale s'étant fait berner au point de publier un ouvrage des plus mineurs de la littérature chinoise en lieu et place d'autre beaucoup plus essentiels. Et d'autre part, d'un petit chapitre intitulé "Regard ému sur ma vie" qui résume avec jubilation la fin de vie difficile et l'oeuvre d'un lettré chinois nommé Li Tcheu ayant voulu se libérer du joug des habitudes et des interdits de son temps.
Commenter  J’apprécie          210
Une autre Aurélia

Jean-François Billeter est un universitaire suisse de langue française, spécialiste de la Chine. Il a publié plusieurs ouvrages sur l'écriture, la philosophie, la culture chinoise, mais s'est aussi intéressé à l'hypnose et autres matières proches de la psychanalyse. Parti jeune à la découverte de l'empire du milieu, il va y rencontrer l'amour de sa vie, Wen. Il raconte ces années-là dans "Une rencontre à Pékin" dont j'ai prévu la lecture très prochaine...



D'habitude, je ne suis pas fan des récits autobiographiques, et j'avoue que j'ignorais totalement qui était Jean-François Billeter au moment de craquer instantanément à la vue de ses deux petits ouvrages et leur couverture représentant cette gracieuse femme asiatique. Cette femme n'est autre que Wen. Le présent opus, lu en premier, "Une autre Aurélia" est une sorte d'ovni littéraire, qui comporte une forte charge émotionnelle.



Alors que le couple de septuagénaires est inséparable depuis près d'un demi-siècle, Wen après un malaise nocturne plonge dans un coma d'une semaine et finit par s'éteindre. Jean-François est hébété de chagrin et de douleur, et va décider de coucher sur le papier ce qu'il ressent, au fil des jours.



Ce carnet de bord commence ainsi le 12 novembre 2012, quelques jours après la mort de sa femme, et s'achève le 16 avril 2017. Saisi par cette disparition subite, il va concevoir ce journal évidemment comme une thérapie, un moyen de surmonter le deuil par un travail de résilience, mais c'est peut-être aussi et surtout son approche analytique, quasi-clinique de son propre sentiment, qui va peu à peu l'aider à surmonter l'épreuve et retrouver une forme de sérénité.



Les jours s'enchaînent comme des montagnes russes, l'auteur est un jour bien, un jour mal, sans cesse à la recherche d'une forme de distanciation, mais pas trop (surtout ne pas l'oublier, Elle !), sorte de funambule sur le fil du souvenir : tantôt il maîtrise l'émotion qui menace de le submerger, tantôt il lâche-prise et se laisse envahir par le chagrin. On a le sentiment que l'homme qui s'est passionné pour l'hypnose et autres matières spirituelles se livre à une expérience grandeur nature, sur lui-même, afin d'appréhender les mécanismes qui permettent de guérir de son deuil.



Le lecteur vit littéralement les sensations de cet homme, et perçoit des instantanés. Il est le témoin direct de l'humeur, du ressenti du survivant, qui concentre souvent ses impressions en une phrase, parfois un peu plus. Parfois, avec l'émotion, une tension intérieure le pousse à intervenir deux ou trois fois par jour. Cependant au fil du temps, on sent que les réflexions s'espacent, signe qu'un calme intérieur commence à se frayer un chemin dans le coeur et l'esprit de cet homme. Wen devient peu à peu une sorte d'icône, irréelle, évanescente, dont les traits restent souvent flous et l'image difficile à convoquer la journée...alors qu'elle apparaît de plus en plus régulièrement dans les rêves nocturnes de Jean-François, dans des "aventures" qu'il prend petit à petit un certain plaisir à retrouver pour la nouveauté, l'imprévu qu'ils apportent...Wen ainsi sublimée, l'auteur en vient à comparer son expérience à l'Aurélia de Gérard de Nerval, constatant que le poète n'est pas parvenu à surmonter son deuil, le rêve l'emportant sur la vie. Jean-François, lui, a fait triomphé la vie.



Une belle lecture sur le deuil, un témoignage utile sur les chemins de la résilience, qui comporte quelques très beaux passages d'écriture. On ne peut être qu'admiratif devant cet amour immense, si profond et durable, dont on a l'impression d'être imprégné peu à peu ainsi que de l'image de Wen, cette si charmante femme chinoise. Cela donne envie de remonter le temps et de découvrir la genèse et les belles années de ce couple uni et original, dans "Une rencontre à Pékin".







Commenter  J’apprécie          194
Héraclite, le sujet

Jean François Billeter, qui ne manque pas d'aplomb, nous propose dans ce court texte une révision complète de la compréhension d'Héraclite surnommé "l'Obscur" à cause de sa pensée fragmentaire. Il prend justement le parti de considérer cette forme aphoristique et ces phrases pour le moins sibyllines comme une œuvre achevé et se suffisant à elle-même.

Nombreux serait ceux qui se seraient trompés avant lui.

Mais bref, laissons derrière ces considérations égotiques pour parler du contenu.

La comparaison avec Tchouang Tcheu n'est pas nouvelle, me semble-t-il, dans le sens où Nietzsche déjà comparait ces pensées cousines et contemporaines (Héraclite et Bouddhisme).

Billeter retraduit une cinquantaine de fragments et les ré-agence pour leur donner un sens précis, une cohérence nouvelle, au lieu de parler de physique et de monde, Héraclite parlerait de Réalité et du sujet, de la conscience de l'homme, de son individualité à travers sa perception unique du monde qui l'entoure.

Les éveillés serait ceux qui savent que leur bulle est liée à celle des autres, les endormis ceux qui vivent uniquement dans leur perception, égocentré.



C'est donc une nouvelle façon de voir ce philosophe. Encore fragmentaire, ébauchée, mais très intéressante.

Le style est épuré, clair, didactique.



Lu juste après les cours de Nietzsche sur la littérature grecque, un complément idéal !
Commenter  J’apprécie          170
Une rencontre à Pékin

Dans ce récit autobiographique de 2017, le sinologue suisse Jean-François Billeter revient sur son histoire personnelle, et en particulier sur sa rencontre à Pékin avec Wen, la jeune femme qui deviendra son épouse.



« Notre histoire n’est presque rien au regard des évènements qui ont secoué la Chine au cours de ce demi-siècle, mais c’est celle que je pouvais raconter. »



Jean-François Billeter s’est rendu en Chine la première fois en septembre 1963, parti étudier à Pékin depuis la Suisse par le train Transsibérien.



Ce récit c’est l’histoire de sa rencontre avec Wen, croisée avec celle de la Chine du XXème siècle.

La découverte d’une Chine d’alors, avec ses codes et ses traditions, son style de vie, un monde tellement différent de celui connu en Occident - donc à la fois enthousiasmant et stimulant, et aussi, propice aux maladresses, aux imprudences pour un étudiant étranger.



Avec Wen, ils devront composer avec les règles imposées par le Régime et faire face aux complications endurées. Contrôle total par le Parti, pouvoir absolu, propagande, méfiance, puis la Révolution culturelle avec ses prémices et ses conséquences.



« Il m’a fallu deux ou trois décennies pour comprendre les événements catastrophiques qui étaient en gestation à ce moment-là et la véritable histoire du régime, si profondément liée aux pathologies politiques du XXe siècle. »

Rentrés en Europe, ils ne retourneront en Chine la première fois qu’en 1966.

Puis ce sera en 1975 et 1979, et par la suite plus régulièrement qu’ils s’y rendront.



Ce n’est que bien plus tard que le couple découvrira l’histoire incroyable et dramatique des parents de Wen. « Il nous a fallu quarante ans pour apprendre enfin quel était le passé de ses parents ».



Il nous livre ici un récit d’un « passé décanté » pour reprendre les termes de l’auteur, et une histoire racontée tout en pudeur, un hommage, et la volonté de laisser une trace pour que rien ne soit oublié.

*

J’ai aimé cette lecture, le point de vue d’un occidental, étudiant dans les années 60 et parti en Chine à une époque où il n’était pas encore très commun d’effectuer un tel voyage pour y poursuivre des études ; ainsi que l’audace, la curiosité et le courage des deux jeunes gens à braver les difficultés et croire en leur avenir ensemble.

Commenter  J’apprécie          152
Quatre essais sur la traduction

A quoi sert de lire ces quatre petits essais sur la traduction du chinois en français, si l'on n'est pas traducteur, ni sinologue, ni, en somme, concerné par les questions pratiques abordées par l'auteur ? D'abord, les exemples de poésie et de prose évoqués sont extrêmement beaux, et plutôt que de lire un poème ou un passage philosophique tout traduits, comme des objets finis, on prendra un plaisir renouvelé à voir par quelles étapes le traducteur parvient à sa version finale, en passant par divers tâtonnements et de multiples tentatives. Ensuite, la littérature chinoise classique est peut-être ce qu'il y a de plus difficile à rendre en français, surtout dans le genre poétique : c'est donc une grande leçon de langue et de littérature françaises que l'auteur propose à ceux qui aiment leur langue et souhaitent la connaître plus intimement. Et puis, la lecture de la poésie ne s'accommode pas de la rapidité consommatrice : prendre un texte étranger, voir comment il est lu, analysé et rendu en français, nous impose cette lenteur indispensable pour savourer le texte, le ruminer et le faire sien. C'est donc un petit art de lire que Jean-François Billeter nous propose ici.
Commenter  J’apprécie          140
Notes sur Tchouang-tseu et la philosophie

L'IMAGINATION (PHILOSOPHIQUEMENT) AU POUVOIR !



"[...] il importe de sortir, me semble-t-il, de l'opposition convenue entre pensée chinoise et pensée occidentale, qui pousse chacun à «soutenir ce que l'autre rejette et à rejeter ce que l'autre soutient», comme dit Tchouang-Tseu. Considérons-les plutôt comme inachevées l'une l'autre, et posons que cette histoire inachevée est "une" désormais parce que les problèmes sont les mêmes partout. Reconnaissons que, dorénavant, "la" question philosophique et politique se posent en tout lieu dans les mêmes termes."



C'est par ces quelques lignes fulgurantes que Jean-François Billeter, dans ses "Notes sur Tchouang-TSeu et la philosophie", délivre, si l'on peut dire, le message que toutes ses recherches, son fabuleux travail de sinologue et de penseur, ses intuitions et ses espoirs d'une rencontre entre la philosophie occidentale et la philosophie chinoise inspirée du Tao qui soit un enrichissement pour les deux en même temps que la promesse d'avancées considérables et vivifiantes dans les domaines de la pensée, de l'individu et de la politique en tant que manière la plus juste et porteuse de vérité - pour reprendre des notions exprimées par la philosophe Simone Weil - de gouverner au bonheur commun.



Avouons-le sans détour : la pensée philosophique de Jean-François Billeter, sans être particulièrement ardue, demande toutefois une concentration de tous les instants, d'autant lorsqu'elle est exposée dans de petits textes, certes vulgarisateurs, mais très concis et condensés. En revanche, c'est une pensée d'une grande puissance régénératrice qui, tout en s'appuyant sur l'oeuvre (de première main ou de disciples immédiats) de Tchouang-Tseu, dont il propose une analyse presque révolutionnaire (en grande partie en l'évinçant d'une pensée confucianiste stricte et lourde d'un certain dogmatisme issu de l'Empire), ainsi qu'en prenant appui, pour l'aspect occidental de son travail, sur les pensées de Ludwig Wittgenstein, grand philosophe du langage, entre autres spécialités, mais surtout sur les avancées fondamentales en matière politique de cette immense personnalité que fut Annah Arendt ainsi que celle du philosophe d'origine grecque (le grand moment historique de la Démocratie athénienne n'est jamais loin...) Cornelius Castoriadis dont le travail sur la Démocratie est, plus que jamais, indispensable.



Texte très référencé, s'appuyant aussi, il est vrai, sur les quatre conférences données par Billeter à l'occasion d'un colloque organisé par le Collège de France et que les éditions Allia avaient publiées sous l'appellation de "Leçons sur Tchouang-Tseu", dont elles sont les ultimes ajouts -où l'auteur s'attache à lever un certain nombre de malentendus et de mauvaises compréhensions persistants parfois depuis les origines de ces textes - tout autant que des genres de prolongements, ces notes n'en demeurent pas moins un moment unique, d'importance égale à ses autres ouvrages, lesquels se complètent et s'interpénètrent tous plus ou moins lorsque l'on considère l'oeuvre du sinologue suisse. Il en appelle à des redéfinitions, des SYNTHÈSES totalement nouvelles des terminologies les plus évidentes et courantes, employées tant et tant qu'elles ont fini par se vider peu à peu de leurs sens, de leurs substances et ainsi leur capacité à renouveler notre imagination - terme et notion absolument centraux de cet essai -, imagination sans laquelle il nous sera impossible de sortir des modèles politiques totalisant que nous connaissons depuis des centaines d'années et où une minorité impose invariablement à l'immense majorité non seulement son pouvoir mais surtout sa manière de penser le monde et les rapports de domination.



En cela, Tchouang-Tseu, ce philosophe d'apparence si lointaine dans le temps et l'espace, mais à l'esprit tant décalant (plus qu'à proprement parler décalé), s'étant plus attaché "aux apories de la pensée, aux paradoxes et aux discontinuités sur lesquelles nous buttons dans l'expérience de nous-mêmes et du monde" qu'à ce qui fait trop aisément (trompeusement ?) cohérence en tout discours construit, au détriment de l'individuel, au détriment d'une certaine liberté d'imaginer autrement serait ainsi l'une des clés presque autant que l'un des accès vers cette urgence à repenser notre monde et les rapports des individus les uns aux autres dans la Cité.



Comme chaque fois, on ressort tout aussi époustouflé que songeur à la lecture de cette pensée en ébullition permanente et l'on referme cet ouvrage en songeant, déjà, enrichir son univers mental (à défaut de se sentir prêt à ré-imaginer le monde) avec le prochain !
Commenter  J’apprécie          130
Contre François Jullien

Quand Hérodote a voyagé en Perse et en Egypte, il a pris pour argent comptant tout ce que les mages et les prêtres lui racontaient. Nous avons ainsi hérité de lui une Perse et une Egypte que pendant de longs siècles, nous prenions pour les vraies. Jean-François Billeter fait un peu le même reproche à François Jullien dans ce petit livre qu'il lui consacre : prendre pour "la" Chine, "la" pensée chinoise, ce qui n'est qu'un discours dominant tenu sur elle-même par la classe des mandarins et des lettrés, sous la domination sourcilleuse des dynasties successives dont elle servait et légitimait le pouvoir despotique. Cette erreur initiale commise par l'abondant philosophe François Jullien est étudiée d'abord dans son histoire : l'utopie chinoise que les philosophes des Lumières se sont fabriquée, sans trop s'inquiéter de son exactitude, est le milieu et la tradition où François Jullien s'inscrit. Partant de là, il pratiquera une lecture (et pire, une traduction) sélectives des textes dont il va se servir, en les sélectionnant selon ses idées préconçues. Ainsi naît "la pensée chinoise", généralité aussi absurde que "la pensée occidentale" (où l'on fourrerait tout le monde, depuis Parménide jusqu'à Bernard-Henri Lévy). François Jullien s'est proposé non de faire oeuvre de sinologue, mais de philosophe : il pense qu'en s'aidant de "la" pensée chinoise, il dévoilera par comparaison, l'impensé, comme il dit, la nature profonde, de "la" pensée occidentale. Jean-François Billeter attaque cette entreprise dans ses fondements mêmes, en montrant qu'elle n'a guère de sens, ni de rigueur intellectuelle.



Pourquoi lire ce petit livre, si l'on n'est ni philosophe, ni sinologue ? D'abord, il n'est pas interdit de fournir un peu d'aliment à sa pensée, et à sortir de sa zone de confort. Philosopher n'a jamais fait de mal à personne, surtout sous cette forme accessible, clairement dite et élégamment éditée. Ensuite, la controverse entre les deux auteurs peut ne pas intéresser, mais il y a quelque chose de réjouissant à voir se dissiper les ténèbres pédantes des traductions de livres chinois sur la Voie, le Non-Agir ou je ne sais quoi. Il est agréable de comprendre enfin de quoi Confucius ou Lao-Tseu veulent parler. La Chine n'est plus cette autre planète inconnaissable qui fascine d'autant plus qu'on la connaît moins : il devient possible de s'y intéresser et d'en appréhender quelques aspects, par-delà la langue. Enfin, je suis reconnaissant à l'auteur d'évoquer la figure du "lettré" rebelle Li Tcheu (Li Zhi), auteur du "Livre à brûler" (1590) et du "Livre à cacher" (1599). Le portrait qu'il en dresse rappelle par certains côtés Giordano Bruno ou Comenius. Sa seule présence dans ce petit livre suffit à faire douter des rêveries de François Jullien.
Commenter  J’apprécie          120
Une rencontre à Pékin

Voici une autobiographie comme j'aimerais en croiser plus souvent. Discrète, sincère, honnête: un jeune homme qui part étudier en Chine, en pleine Révolution culturelle, sans pour autant se présenter comme un aventurier audacieux, un sinologue précoce,un linguiste distingué: non, comme un étudiant qui saisit une opportunité, sans bien se rendre compte de la situation du pays lointain, des conditions de voyage (le transsibérien...), de la vie quotidienne, du fossé culturel... pas une ligne d'autocélébration, pas une once d'arrogance, la vie telle qu'il l'a vécue, simplement, puis la rencontre avec une jeune fille, les risques pris pour la revoir, les risques imposés à sa famille, et le bonheur qu'on devine sous sa plume délicate et pudique.

Un voyage à faire en compagnie d'un érudit, d'un honnête homme. Un honneur de partager ses souvenirs.
Commenter  J’apprécie          100




Acheter les livres de cet auteur sur
Fnac
Amazon
Decitre
Cultura
Rakuten

Listes avec des livres de cet auteur
Lecteurs de Jean-François Billeter (254)Voir plus

Quiz Voir plus

Quand les aliments portent des noms insolites ou pas...

Les cheveux d'ange se mangent-ils ?

Oui
Non

10 questions
157 lecteurs ont répondu
Thèmes : nourriture , fruits et légumes , fromages , manger , bizarreCréer un quiz sur cet auteur

{* *}