Un quotidien de guerre dans son déguisement de paix, une dureté sans nom dans son emballage de rire tragique : d'une station balnéaire libanaise au nord de Beyrouth, refuge de ses 13-17 ans,
Oliver Rohe extrait une expérience poétique à haute intensité.
Sur le blog Charybde 27 : https://charybde2.wordpress.com/2024/02/21/note-de-lecture-
chant-balneaire-oliver-rohe/
Beyrouth, 1985. La guerre civile, trois ans après l'intervention israélienne et l'élimination des réfugiés palestiniens comme force politique locale, n'est plus du tout larvée comme elle avait pu l'être quelques années auparavant (même si elle dure déjà depuis dix ans, à présent), et change désormais nettement de nature et d'intensité. Chassés par les combats (et par la multiplication des prises d'otages occidentaux, les spécificités du droit civil libanais les classant comme des Allemands) de leur maison de Beyrouth Ouest : le jeune narrateur et ses treize ans, sa mère, sa soeur. Leur refuge : une station balnéaire à une vingtaine kilomètres au nord de la capitale libanaise, près de Jounieh, dans ce qui constitue déjà de facto le « réduit chrétien ». Là, en l'espace de quelques années d'un extraordinaire « no man's land », littéralement coincé entre paix souvent apparente et guerre pourtant omniprésente, un adolescent, tout travaillé de désirs, d'envies et de questionnements obligatoirement bizarres aux yeux du monde, s'éveille hors de tout contexte « normal », et y crée un formidable quotidien matériel, public comme secret, réel comme fantasmé, irrigué d'une poésie fort peu commune.
Publié en 2023 chez Allia, le quatrième roman d'
Oliver Rohe aura (de l'aveu de l'auteur) mis presque vingt ans pour transformer le souvenir personnel de ses cinq dernières années au Liban, entre 1985 et 1990, de ses treize à ses dix-sept ans, en un texte hors normes, travaillé d'une langue rare et résolument inclassable, construit comme une expérience poétique d'une folle intensité – alors même qu'elle s'inscrit dans une litanie de jours nourris de soucis ordinaires – dans un environnement extraordinaire. Pour la première fois, la guerre civile libanaise qui hantait en sous-main les magnifiques «
Défaut d'origine » (2003) ou «
Terrain vague » (2005) y est directement nommée – et ô combien « traitée » -, mais la gouaille superbement à contre-emploi immédiat qui irriguait «
Ma dernière création est un piège à taupes » (2012) ou bien «
À fendre le coeur le plus dur » (2015), écrit en collaboration avec
Jérôme Ferrari, ne sera ici jamais bien loin.
Pour parvenir à relater l'expérience étrangère (à l'époque, entre les diverses langues arabes et françaises utilisées sur place, sans même parler de l'allemand, de l'anglais ou de l'arménien, comme vis-à-vis de l'enfant que fut là-bas l'auteur) inscrite dans cet espace flottant en diable,
Oliver Rohe a su convoquer avec une extrême malice l'imaginaire balnéaire et son jeu des saisons (exploré dans un tout autre registre par le
Sylvain Coher de «
Hors saison » en 2002). Il a surtout su trouver et construire la langue adéquate pour ce compte-rendu qui ne peut pas en être un, langue soigneusement bizarre, langue qui parvient à rendre compte au plus fin et au plus innocent de la cohabitation du fait militaire et du fait civil, langue qui évoquera par moments le forçage de la féérie dans le désarroi à la manière d'un « Grand Meaulnes » totalement transfiguré, langue mobile, simultanément pudique et crue, langue qui transforme le réel et manipule comme il se doit les intensités mémorielles différenciées de ce qui fut jadis, langue enfin qui ne laisse jamais retomber sa visée esthétique, narrative et poétique – de l'au-delà du simple vécu si difficilement dicible.
On se délectera tout particulièrement (ici) de l'entretien de l'auteur avec
Marie Richeux, sur France Culture, dans son émission « Par les temps qui courent » du 5 avril 2023.
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