Ali Benmakhlouf est philosophe de nationalité marocaine enseignant aux universités notamment en France. Dans L'humanité des autres, il s'engage, à travers une étude attentive de
Montaigne (1533-1592), à déconstruire notre monde occidental qui ne parvient pas à penser le reste du monde autrement qu'à partir de son propre prisme de valeurs.
Montaigne a par exemple lu Bartholomé de
Las Casas (Très brève relation de la destruction des Indes [1552]) et en tire ses premières leçons sur le caractère plus que douteux des bienfaits de notre civilisation sur le reste du monde.
Le fameux chapitre des
Essais où
Montaigne décrit avec respect et retenue les moeurs des Tupinambas d'Amazonie, connus pour leur cannibalisme.
Montaigne rappelle que "Chacun appelle barbarie ce qui n'est pas de son usage" (p.89).
Ali Benmakhlouf nous invite à décoloniser notre esprit. Pas seulement en ouvrant notre esprit aux autres mondes construits par les autres humains, mais aussi en l'ouvrant aux autres vivants, s'ouvrant ainsi à l'idée d'une incontournable coévolution de l'humanité avec le reste du vivant.
L'homme n'est pas devant ou au-dessus du monde. Il est dans le monde et nulle part ailleurs. Il fait partie du monde. Il évolue avec lui et s'il le détruit, c'est sa propre survie qu'il met en péril.
Ali Benmakhlouf convoque
Aimé Césaire qui dénonce le colonisateur dont "la colonisation travaille à [le] déciviliser, à l'abrutir au sens propre du mot, à le dégrader, à le réveiller aux instincts enfouis" (p. 140 - Discours sur le colonialisme [1955]),
Amartya Sen qui dénonce l' "incarcération civilisationnelle" (p.56 -
La démocratie des autres [2006]), Wittgenstein qui dénonce notre "civilisation caractérisée par le mot "progrès". le progrès est une forme, et le fait qu'elle progresse n'est pas une de ses propriétés" (p.188 - Remarques mêlées [1977]). Il dénonce la pensée réductrice de Claude Levy-Strauss, qui constate la destruction opérée par l'Occident sur tout ce qu'il a colonisé, mais n'en reste pas moins attaché à l'idée du "sauvage" par opposition à celui qui a la capacité de structurer une vision du monde et ainsi à en prendre distance et à le dominer (Anthropologie structurale deux [1973]).
Henry-David Thoreau (Walden [1854]) est évidemment convoqué dans ce vaste procès et juge que "la vie de l'homme séparé de la nature produit une "menace majeure pesant sur la santé mentale de l'espèce"" (p. 215, citant Claude Levy-Strauss, Anthropologie structurale deux, p. 334).
Ouvrage très instructif qui nous embarque dans ce monde qui vient, bien plus coloré et divers que celui que l'Occident a imposé pendant des siècles. Monde qui a une chance de surgir si nous nous mettons enfin à l'écoute de la richesse qu'il nous offre à travers l'humanité des autres, les autres humains et les autres non-humains d'ailleurs.