Transmise de 1967, une superbe novella de paranoïa capitaliste et de consommation aveugle – toujours aussi tristement d'actualité.
Sur le blog Charybde 27 : https://charybde2.wordpress.com/2024/05/05/note-de-lecture-
les-gaspilleurs-mack-reynolds/
Originaire d'Europe de l'Est, anticommuniste convaincu, Paul Kosloff est l'un des meilleurs agents de terrain de la CIA pour tout ce qui concerne l'Union soviétique. Mais en cette période de détente diplomatique internationale, ses méthodes un peu trop musclées et son jusqu'au-boutisme – dont personne ne conteste néanmoins l'efficacité – ont fini par déplaire en haut lieu : le voilà relégué à une mission jugée parfaitement subalterne, l'infiltration discrète d'un groupuscule « gauchiste » américain jugé « inquiétant » – sans véritable alarmisme toutefois de la part de sa hiérarchie.
Alors qu'il approche en douceur et plutôt habilement les membres tout à fait inoffensifs de ce groupe de réfractaires à la société de consommation, par ailleurs peu portés sur la sécurité opérationnelle, il découvre à sa grande surprise – sans qu'initialement le charme de Randy, la fille de Lance Lincoln, l'informel fondateur de ce cercle de réflexion et – peut-être – d'action, n'y soit totalement étranger – un univers étranger dont la pertinence accablante instille toutefois le doute en lui. Au contact de Lance et de sa fille, de Jim Salton, lui-même ancien de la CIA, de l'activiste citoyenne Wanda Ballentine, ou des techniciens tout à fait ordinaires que sont Mark Terwilliger et Mike Edmunds, férus de statistiques, et plus encore de leurs écrits ou des lectures qu'ils lui recommandent, de
Karl Marx et
Friedrich Engels à
John Kenneth Galbraith («
L'ère de l'opulence ») ou
Vance Packard (« Les obsédés du standing »), en passant par
Thorstein Veblen («
Théorie de la classe de loisir »), Paul voit ses convictions, qu'il aurait jurées si solidement ancrées, vaciller.
J'ai déjà dit ailleurs sur ce blog (à propos du «
Pleurons sous la pluie » de
Tanith Lee) tout le bien que je pense de l'étonnante collection Dyschroniques du Passager Clandestin. , qui exhume avec bonheur des textes de science-fiction majoritairement écrits dans les années 1950, 1960 ou 1970 pour confronter leurs étonnantes intuitions à nos réalités tout à fait contemporaines, hélas. Publié en 1967, traduit en français en 1973 par
Jacques de Tersac pour la revue Galaxie (la traduction a été revue et amendée par
Dominique Bellec pour les éditions en volume de 2015 et de 2024), ce texte de Mack Reynolds (dont la même collection nous avait déjà offert l'excellent «
le mercenaire » de 1962, en 2013) ne vaut pas seulement, loin de là, par la triste relation de la paranoïa tous azimuts et délétère du pouvoir capitaliste (dont témoignait alors le bien réel programme Cointelpro du FBI, quelques années à peine après le maccarthysme de sinistre mémoire, si joliment travaillé au corps en fiction par
Dana Spiotta et son «
Eat the Document », par exemple) : on trouve aussi ici une superbe réflexion, menée avec une étonnante légèreté primesautière, sur la résistance (ou non) des préjugés et des idéologies capitalistes lorsqu'elles sont confrontées aux faits si têtus, d'une part, et une anticipation aussi savoureuse que désespérante (le même sentiment qui nous traverse aujourd'hui à la lecture du «
Printemps silencieux » de
Rachel Carson, écrit en 1962) de cette société consumériste du gaspillage intense au nom du marketing effréné – cinq ans avant le terrible « Troupeau aveugle » de
John Brunner et quatorze ans après le pionnier « Planète à gogos » de Fred Pohl et
Cyril M. Kornbluth – et des
bullshit jobs (bien avant l'essai de
David Graeber en 2018, donc), d'autre part. Voici bien un nouvel exemple déterminant d'une réalité puissante en matière de fiction, à savoir que la SF nous dit beaucoup de choses essentielles lorsqu'on sait l'écouter.
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