En 2019,
Joseph Ponthus nous faisait découvrir comme sa vie à l'usine était tout un poème avec « A la ligne : feuillets d'usine », écrit en vers libres et se dévorant comme un roman.
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« En cet instant la poésie est le refuge sensitif
face à la rigidité des procédures et des jugements ».
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En 2023, c'est au tour de
Mattia Filice d'entrelacer vers libres et poésie en prose, pour nous ouvrir les portes de « l'Entreprise » dans laquelle il pénètre à son tour : celle des voyages embrassant le pays tout entier, des trains glissant dans les nuits noires et des rails traçant à grande vitesse la voie de la nouvelle vie qu'il s'est choisi. Si l'on peut craindre une pale copie du premier, la forme reflète pourtant moins le désir de céder à une mode qu'une nécessité presque vitale :
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« J'écarte les murs avec des vers
ces murs couleurs fleur de souffre
je respire par ces vers
là où certains recourent à d'autres échappatoires »
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Comme
Joseph Ponthus, c'est pour échapper au chômage, et donc un peu par hasard, que l'auteur décide de suivre la formation pour devenir conducteur de train -
mécano, pour les intimes.
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« La loc nous attend
sommeille sous les projecteurs du dépôt
elle est pimpante sortie de l'atelier
notre première tâche consiste à vérifier
que les soins prodigués ne sont pas qu'apparence
un fond de teint et un coup de spray ne remplacent pas une douche
(…)
Elle semble une gloire du passé
dont on aurait statufié le souvenir
un portrait rectangle et une face plate
dont les pare-brise sont les yeux
les portes ses oreilles et la cabine son cerveau
Nous pénétrons dans le crâne par une des oreilles »
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Univers merveilleusement labyrinthique, technicité de la formation, personnalité de l'encadrement et connaissance avec ses futurs collègues, premiers pas dans les couloirs tentaculaires de « l'Entreprise », premières conduites longues distances, premier café en salle de repos, premiers freinages d'urgence, premiers cauchemars, premiers suicides sur la voie, premières amourettes en cabine, premiers retards, premiers doutes sur son métier et poids de la responsabilité qui commence à peser, la pénibilité, aussi, la fatigue, les incidents techniques et le matériel caractériel ; le manuel à potasser, la solution à tout problème ; premières évaluations psychologiques, premières… grèves, bien sûr !! Tout y passe, et c'est régal. Saviez-vous que le corps du rail était baptisé « l'âme » ?
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« Tractionne coupe tractionne coupe
je suis les consignes de Gérard à la lettre
je ne sais pas où on va
ces rails emmêlés s'apparentent à du charabia
ratures d'acier qui me rappellent
mes copies de philo au lycée
quand le sujet portait sur l'âme
sujet dont j'ai ici sous la roue une des réponses
l'âme : filet vertical qui relie le champignon au patin »
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C'est donc corps et âme que j'ai basculé dans cette lecture où chaque explication technique de la difficulté du métier, loin d'être hermétique ni rébarbative, prend forme humaine : Sous la plume de
Mattia Filice qui aime jouer avec les mots et les colorer de sens, les termes techniques prennent vie, dansant sous vos yeux aux rythme des loc qui s'animent,
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« Gérard me laisse réveiller l'engin moteur
sortir le nourisson de 90 000 kg
d'une longue léthargie
je suis la main qui approche la cuillère de sa bouche
je ferme les circuits basse tension
et réalimente les poumons en air
l'air est l'hémoglobine au même titre
que le courant électrique
nutriments invisibles dont il se nourrit
avec un appétit d'ogre »
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Les vers libres permettent en peu de mots à tout un univers de se dessiner sous vos yeux, trait après trait. le côté poétique et envoûtant du rythme en vers humanise les machines, les kilomètres de rail et allège la pénibilité quotidienne et la fatigue, survole la routine et relie les âmes arpentant inlassablement les voies entrelacées, pour en dresser des portraits parlés palpables, attachants et plus vrais que nature. J'ai aimé tous ces gens et
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« De rail en aiguille je découvre
qu'on trouve de tout chez les
Mécanos
ils s'irritent quand ils sont appelés chauffeurs
(…)
Du temps de la vapeur nous avions celui qui s'occupait du charbon
c'était le chauffeur
et celui qui s'occupait de la conduite
et de la maintenance de la locomotive
le mécanicien
adieu la vapeur il ne reste plus que le mécanicien »
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Avec une sensibilité exacerbée l'auteur nous fait renouer avec son sérail, les gens comme les choses qui le composent. Que vous soyez habitués des voyages ou non, vous ne monterez plus dans un train de la même façon, vous ne porterez plus sur les chauff…-
mécanos le même regard. Peut-être ne serez-vous pas plus rassurés en refermant ce livre qu'en le débutant, c'est vrai. Mais vous y aurez gagné en poésie et en humanité, c'est certain. La prochaine fois que je voyage seule, moi aussi je tape à la cabine du MÉCANO pour faire le voyage avec lui ;-) Que l'aventure (re)commence !