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EAN : 9782213724331
Fayard (17/08/2022)
3.4/5   20 notes
Résumé :
Eve vient d’obtenir son premier emploi. Malgré ses appréhensions et sa timidité de débutante, elle a le sentiment de rompre avec une adolescence marquée par le chagrin, de sortir d’une sorte de huis-clos dans lequel elle s’était enfermée avec sa mère, à la suite du suicide de son père, une décennie auparavant.
Mais l’entreprise dont la jeune femme est désormais salariée traverse un moment de grandes turbulences. Un procès a lieu, très médiatisé, au sujet d’un... >Voir plus
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Critiques, Analyses et Avis (9) Voir plus Ajouter une critique
Vincent vit ses dernières semaines de travail et à l'occasion de l'embauche d'une jeune femme, Eve, il se remémore un drame qui l'avait marqué : le père de celle-ci s'était suicidé, dans son bureau. Enfin si on pouvait appeler ainsi cette pièce où il avait été relégué. Plutôt un placard comme la situation dans laquelle l'entreprise l'avait placé, dans laquelle il n'existait plus, déjà, avant de le signifier par un acte qui serait suivi de beaucoup d'autres. Des hommes et des femmes que l'entreprise avait méprisés, pressés comme de vieux citrons ou peut-être pire comme le père d'Eve mis au garage comme une vieille voiture qui ne sert plus. le procès de ces suicides démarre à ce même moment….
On ne peut s'empêcher même si ce n'est jamais dit de penser à France Telecom.

Un livre qui hésite sans cesse entre roman et essai social, sans vraiment choisir, au détriment de chacun des genres. Les personnages y sont nombreux, je les ai trouvés trop « fades » pour m'y attacher, et j'ai regretté que l'auteur n'approfondisse pas plus les relations qui se nouent entre eux, ainsi celle entre Vincent et l'oncle d'Eve, relation improbable entre un cadre représentant de la boite qui a causé le drame dans cette famille et l'oncle, frère du suicidé, qui peine toujours à se remettre du drame.

Il y avait pourtant de quoi créer une atmosphère, un climat et c'est je crois ce qui m'a manqué. J'ai trouvé le rythme monotone, l'écriture sans relief, et j'ai peiné à finir ce livre dont le sujet pourtant m'intéressait, ayant passé toute ma carrière dans une grosse boite au sein de laquelle les mêmes « valeurs » sont soi-disant mises en avant, avec beaucoup d'hypocrisie.

Lu dans le cadre du jury du prix Fnac.
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Vincent, Bernard, Francis... et les autres

Sur les pas d'un cadre aux relations humaines d'un grand groupe de téléphonie, Thierry Beinstingel poursuit son exploration du monde de l'entreprise. Un roman qui se lit comme un thriller.

Vincent travaille au service des relations humaines dans une grande entreprise de téléphonie. À trois mois de la retraite, il met de l'ordre dans ses dossiers, se souvient notamment de la grande affaire qui a secoué la société une dizaine d'années plus tôt avec une vague de suicides. Bernard, qu'il avait croisé brièvement lors d'une réunion, avait été le premier. Il s'était enfermé dans son bureau un vendredi soir, avait pris des poignées de médicaments et arrosé le tout de beaucoup d'alcool. C'est la femme de ménage qui l'avait retrouvé le lundi matin. Un drame qui s'était doublé d'une intervention des forces de l'ordre quand, quelques jours plus tard Francis, le frère du défunt avait surgi avec son fusil de chasse et avait fait voler en éclats toutes les cloisons de verre du bureau. Employé à l'office des forêts, cet acte avait eu pour conséquences une rétrogradation et une affectation dans une forêt isolée où il vivait désormais avec son épouse Caroline et sa fille Charlène.
Une affaire qui ressurgit alors que se déroule le procès maintes fois reporté, mais aussi après un coup de fil de Vivian, l'épouse de Bernard. Elle sollicite son aide pour que sa fille obtienne l'emploi qu'elle convoite au service commercial. Après un rapide entretien avec Ève, qui avait neuf ans quand elle a perdu son père, il décide d'intercéder en sa faveur. Très vite la nouvelle recrue prend ses marques et s'intègre dans la société, y trouvant même l'amour. Seul Francis voit d'un mauvais oeil ce «retour chez l'ennemi.
Quant à Vincent, il aimerait comprendre pourquoi rien n'a été entrepris pour tenter ce comprendre le geste de Bernard et tenter de prévenir les autres actes désespérés qui suivront.
Une enquête délicate qui permet à Thierry Beinstingel de mettre en lumière les pratiques pour le moins douteuses des grandes entreprises qui sous couvert d'un galimatias technocratique mettent leurs employés sous pression, allant jusqu'à leur demander l'inverse de ce pour quoi ils ont été engagés, les reléguant dans des placards à balai quand on ne trouve pas le moyen de les remercier. C'était l'époque meurtrière de la GPEC, la gestion prévisionnelle des emplois et des compétences.
Le choc de ces suicides à répétition a beau avoir fait changer les méthodes, Francis se rend bien compte que sous le vernis, ce sont bien les mêmes règles qui perdurent.
L'auteur, qui a travaillé chez Orange jusqu'en 2017, décortique avec beaucoup de justesse cet univers impitoyable. Mais sans manichéisme et sans vouloir en faire un roman à charge, il montre combien, avec la meilleure volonté du monde, il est difficile de faire bouger les lignes. L'homme reste un loup pour l'homme.


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Retour sur une affaire qui a fait couler beaucoup d'encre : les suicides à répétition d'une certaine grande entreprise française il y a quelques années. Salariés longtemps classés dans le public qui passaient au rythme du capitalisme, du privé et de son management froid. A travers ce fait divers, l'auteur revient sur ces méthodes qui font des hommes des machines à rentabilité : tous payés au même salaire (sans distinction de talents et/ou de motivation), tous interchangeables. Et après on s'étonne que les "esprits d'entreprise" aient disparu et qu'un jour un phénomène de démission massive frappe le monde du travail. Les discours proprets (genre win-win), les tournures d'encouragement toutes faites (genre sortir de sa zone de confort), les langages de seminaro-formations convenus ne font plus recettes ; et, sont même en parfaites contradictions avec les habitudes liees aux réseaux sociaux qui imposent l'insistance du soi, de l'ego, de l'individualisme : alors forcément le fossé se creuse. Tout est question de projets d'entreprise : ce livre me rappelle un petit bonhomme qui pendant des années avait en charge de motiver des équipes, jusqu'à un changement de direction, qui lui demandait de licencier les membres desdites équipes, les maillons faibles ou les brebis galeuses qui ne sont pas "corporate". Il était temps de partir alors - mais pas au point d'y laisser sa vie : quelle pression et mal-être professionnels méritent à ce point d'en payer de sa vie ? L'axiome des générations Y et Z est retourné : avant de te demander ce que tu peux faire pour ton entreprise, demande toi ce que ton entreprise peut faire pour toi. Ce livre est bien plus puissant que ce qu'il laissait présager : ce n'est pas seulement une entreprise qu'il vise, c'est toute la matrice.
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J'ai découvert Thierry Beinstingel avec Ils désertent, un livre qui m'a beaucoup marquée par son aptitude à parler du monde du travail avec une évidente précision mais sans trivialité. Dernier travail est dans cette veine même si la présence réconfortante des livres se fait plus discrète, on y retrouve cette approche au plus près de l'humain qui vient adoucir l'acuité du regard sur la violence dont est capable l'entreprise. C'est aux hommes que s'attache l'auteur car il n'y a pas de système sans ses rouages.

Vincent est un de ces rouages. Il s'apprête à quitter l'entreprise après une belle carrière au cours de laquelle il a évolué vers la fonction RH de proximité qu'il occupe actuellement. A ce titre il a participé aux changements mis en oeuvre après une vague de suicides qui vaut actuellement aux dirigeants de ce grand groupe de télécommunications, dix ans après les faits, un procès extrêmement médiatisé. Il a fallu "remettre de l'humain dans les rouages" et Vincent a le sentiment d'avoir fait de son mieux. Avant de partir, il rend un dernier service, aider la fille d'un ancien cadre de l'entreprise à se faire embaucher dans l'une des boutiques du groupe. Sale histoire que celle de cet homme retrouvé mort dans son bureau 12 ans auparavant, bien avant la vague qui a tout déchaîné. Ces souvenirs amènent Vincent à s'interroger sur son propre comportement dans l'entreprise, sa contribution, ses évitements, son engagement au service d'objectifs qui pouvaient parfois le heurter. Et à se rapprocher de la famille du disparu. Et si cet homme avait en quelque sorte été le "patient zéro", le cas annonciateur des dysfonctionnements à l'origine de la vague ?

Il n'y a aucun manichéisme dans ce roman, nulle envie de dénoncer ou de pousser un coup de gueule. Ce qui intéresse l'auteur c'est le facteur humain pris dans l'engrenage de principes de management, de politiques entrepreneuriales qui finissent par noyer les valeurs élémentaires. Tous ces maillons intermédiaires du système dont on nie la souffrance et que l'on embrigade à coup de discours et d'expressions toutes faites. Toutes celles et ceux qui ont travaillé dans ce type d'entreprises reconnaitront le vocabulaire, les situations, les méthodes. L'auteur ne force jamais le trait cependant. Même lorsqu'il ose le parallèle avec le comportement des loups dans la nature. le personnage de Vincent parvient à prendre du recul dans ce court laps de temps qui le sépare de son départ en retraite et la réalité se teinte de couleurs bien différentes. "Aura-t-il vraiment existé dans ce bureau ?" se demande-t-il au moment de le quitter, constat à la fois terrible et libérateur. Comme une façon de remettre le travail à sa juste place.
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Déjà, la quatrième de couverture me plaisait beaucoup.
Le monde de l'entreprise.
Les patrons, les RH, résoudre les conflits internes, manager, tout en faisant croire dans les annonces ou dans les entretiens que cette société est à taille-humaine, qu'on s'y sent bien, et que, bien sûr, les salariés sont valorisés.
Ça m'interpelle parce que ce schéma de boite cool et compréhensive je la connait. Et que j'ai décidé de la fuir !

N'est-ce pas l'un des plus gros problème de notre siècle ? Etre heureux au boulot ? Y trouver son compte ? Ajouter de l'humain ? Arrêter de se « tuer » à la tâche pour un patron qui ne te reconnaitrait même pas dans la rue ?

Notre auteur, il sait de quoi il parle. Il a soutenu une thèse sur le sujet.
Je me plonge donc dans cet ouvrage les yeux fermés.

Ici, on est dans une grosse multinationale, CAC 40 et tout et tout.
Mais il y a 12 ans de ça, la société a subit une grosse vague… de suicides.
Et le procès c'est maintenant.

Doit-on embaucher la fille d'un ancien salarié qui s'est bourré de médocs dans son bureau ? Fin' dans son placard à balai…
Comment virer quelqu'un qui est bien à sa place, qui atteint ses objectifs mais qu'on aime moyennement ?
Comment survivre au deuil ? Comment comprendre le geste ? Comment aller de l'avant ?
Comment recruter ? Faire subir des entretiens ? Donner les bonnes réponses ?

Le sujet est actuel. Il est bien abordé. Les chapitres sont courts. On passe d'un personnage à l'autre très rapidement.
Pourtant, je me suis un peu ennuyée…
J'en attendais plus parce que je voulais que le récit dénonce plus.
Et puis je me suis : Ok ok, c'est un roman, pas un essai. Contiens toi :)

Des passages ont tellement raisonnés en moi.
Les noms des différentes positions qui ne veulent rien dire et que personne ne comprend. le fait de devoir à tout prix placer trois hobbies dans son CV pour montrer son ouverture d'esprit. Installer le tutoiement d'entrée pour paraitre cool.
Comparer la direction à une meute de loup…

La lecture est agréable et fluide. Sans plus pour ma part.
Si le sujet vous intéresse, parcourez le, il provoquera peut-être chez vous aussi, un déclic.
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critiques presse (1)
LeSoir
30 décembre 2022
«Dernier travail» creuse une culpabilité qui ne dit pas son nom.
Lire la critique sur le site : LeSoir
Citations et extraits (5) Ajouter une citation
Maintenant, c’est au tour de la DRH d’entrer dans son bureau. Voix rapide, claironnante, yeux noirs et vifs, toujours la pêche :
– Tu as vu ?
Elle brandit le contrat de licenciement d’un « commun accord ».
– Enfin, on y est arrivés, ajoute-t-elle en s’asseyant en face de lui, sur la chaise réservée aux visiteurs ou à ceux qu’il convoque pour évoquer leur avenir au sein de la boîte, comme on dit.
Elle se rembrunit :
– Ce n’est pas comme l’autre, tu sais, le type du service informatique, l’espèce de solitaire silencieux. Deux mois qu’on cherche à s’en débarrasser, il ne veut rien savoir et, plutôt qu’une négociation, il réclame un licenciement sec. Tu te rends compte ? On n’est plus au XIXe siècle !
– D’un « commun accord », ça veut bien dire ce que ça veut dire, et s’il n’accepte pas, vous ne pouvez rien faire.
– Mais, enfin, on lui donne les indemnités prévues par la loi.
– Justement, il les aura aussi en cas de licenciement. Où est la négociation pour lui ? Vous ne pouvez pas donner plus ? Prévoir un plan de requalification ? Lui proposer un nouveau poste ?
Elle soupire et recule au fond de son siège.
– Tu as raison. Ils veulent vraiment s’en débarrasser…
– Pourquoi ? Il fait mal son boulot ? Vous avez des preuves ?
– Non, au contraire, il bosse correctement, bons rapports annuels, rien à redire, mis à part son côté réservé. Mais il déplaît à la nouvelle responsable qui vient d’arriver. Elle ne souhaite que des ingénieurs dans son équipe et ce n’est pas son cas.
– Je vous souhaite du courage, alors, pour trouver une argumentation qui tienne la route.
Elle se rapproche, saisit sur le bureau un pot à crayons aux couleurs de la boîte.
– Justement, on m’a refilé la patate chaude… Je me suis dit que tu pourrais peut-être m’aider ? Si tu acceptais de le recevoir, de le conseiller.
Il s’exclame :
– Ah ! Je te vois venir ! On a réussi tous les deux à faire partir la victime d’un harcèlement sans qu’elle porte plainte, pourquoi ne pas continuer dans les succès ?
– Harcèlement supposé, je te rappelle, rien n’est prouvé.
Il s’appuie sur son dossier, réprime une grimace, son dos le fait souffrir de plus en plus souvent, ce doit être l’âge. Elle laisse le silence s’installer, gratte de son ongle le logo sur le pot à crayons, avant de le lisser à nouveau pour le recoller.
Lui, à brûle pourpoint :
– Tu cours toujours un peu ?
Elle, à nouveau souriante, enjouée :
– Oui, deux à trois fois par semaine. Dans quinze jours, je participe à une course nature de 15 km dans la campagne, ça te dit ?
Il masse son dos endolori :
– Plus de mon âge…
– Arrête, tu vas me faire pleurer ! Et qu’est-ce que tu comptes faire lorsque tu seras à la retraite ?
Il désigne un poster de rivière derrière lui :
– J’irai parler aux poissons, ça changera des emmerdeuses dans ton genre.
Elle éclate de rire :
– Ah, Vincent, je vais bien te regretter !
– Moi aussi…
Puis, après un nouveau silence, il lance :
– C’est d’accord, je vais recevoir ton informaticien mutique.
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(Les premières pages du livre)
Dernier contrat de licenciement d’un « commun accord »: Vincent regarde le document sur lequel sont inscrits ces mots dès le premier paragraphe. Il lit les noms des signataires : la DRH qui est sa jeune collègue, toujours vive et dynamique, son rire fréquent, son enthousiasme. Et celui de l’employée qui accepte de partir d’un « commun accord » : jeune femme sombre et anxieuse, toujours prête à pleurer, qui a apposé un paraphe tout en volutes puériles. Et combien d’entretiens ont-ils menés, la DRH et lui, ensemble ou séparément, tout ce lent travail qu’il avait fallu faire avec la dépressive, en congé de maladie d’abord, en reprises difficiles, puis en rechutes. Enfin la difficile reconstruction et la perspective d’un avenir ailleurs qui se dessine, encore avait-il fallu l’aider, payer des formations, elle voulait désormais s’occuper d’enfants, disait-elle.

Celui qui l’a harcelé (rien n’avait été prouvé), son ancien chef, a été muté. Il le revoit dans les rendez-vous qui ont précédé la mesure, bel homme, sérieux, semblant sincèrement peiné. Il l’avait traitée comme les autres, avait-il affirmé : comparaison entre objectifs attendus et réalisés, rien de plus. Vincent ne l’avait plus revu depuis sa mutation, le dernier rendez-vous avait été pour le préparer à l’entretien d’embauche pour ce poste dans une autre ville. Le supposé harceleur était joyeux, volubile, désireux de se montrer sous son meilleur jour, c’était une promotion ou, du moins, un poste équivalent dans lequel « il pourrait faire ses preuves ».

La jeune femme accepte donc la rupture de contrat d’un « commun accord ». Elle va quitter la boîte, sans procès, « en bonne entente », pourrait-on conclure. Ainsi se termine l’histoire, une de plus vécue dans son boulot à lui. Une des dernières aussi : dans trois mois, il sera parti, lui aussi, il quittera définitivement le monde du travail.

Vincent est maintenant dans un café, bar quelconque, bistro de quartier, brasserie de boulevard. Au comptoir, un habitué parle fort, se retourne vers les clients dans une harangue complice. Il est question de Tous ceux qui… Tirade stoppée d’un geste par-dessus son épaule avant de revenir au garçon sans cesse en mouvement derrière son comptoir. Tu comprends, ils… À nouveau l’élan brisé, cette fois par la main épaisse tapant le zinc.

Elle a les yeux verts, il a tout de suite remarqué cette couleur qui semble hésiter en permanence, prenant l’aspect placide et terne de l’eau inerte d’un lac ou celle des remous vifs et changeants d’un torrent. En septembre, une fois libéré, il ira à la pêche en Slovaquie. Là-bas, les rivières sont somptueuses en automne, paraît-il. Un type au front bosselé est entré. L’habitué lui tourne le dos. Le garçon a allumé la télé, une chaîne d’information en continu dont le son est coupé.

Elle a dit en arrivant : Je ne sais pas si je fais bien… Je ne veux pas vous déranger… Des phrases comme cela, prononcées à voix basse, un peu rauque dans les derniers mots, dans cette intonation propre aux anciens fumeurs. Car elle ne fume plus, il peut le voir aux doigts exempts de trace de nicotine qui enserrent maintenant la tasse de café. Ongles ras, extrémités un peu carrées, mains épaisses comme celles habituées aux tâches, servir, desservir, nettoyer. Lui aussi a fumé autrefois, il y a longtemps.

Le type au front bosselé boit maintenant en silence un demi. L’habitué fixe l’écran, où un couple de présentateurs (homme en cravate, femme en chemisier) commente l’actualité en bougeant sobrement les lèvres. En bas de l’écran, on peut déchiffrer : « Saisie record en Seine-Saint-Denis », puis l’heure, « 8 h 54 ».
Il triture l’enveloppe grand format qu’elle vient de lui donner. Il y a son CV et la lettre, indique-t-elle sans rien ajouter.

Deux jours avant, Fulbert l’avait appelé. Ce n’était pas extraordinaire. Tous les retraités font cela les premiers temps. On prend des nouvelles de ceux qui restent, on raconte un peu sa vie : ne plus devoir se lever le matin, le vélo l’après-midi, ce genre de choses. Pour Fulbert, cela allait faire un an bientôt. Puis les appels s’espacent, les retraités n’osent plus, perdent la mémoire des noms. Enfin les organisations changent, des collègues nouveaux arrivent, les anciens suivent le même chemin qui les pousse vers la sortie. Pour lui, ce moment est aussi arrivé. Fera-t-il comme les autres ?

Mais, pour l’instant, Fufu (tout le monde l’appelait ainsi en catimini, il avait l’élégance de l’ignorer), Fufu, donc, avait besoin de ses services tant qu’il était encore en activité. Il avait commencé sa conversation d’une manière bizarre :
– Dis, Vincent, tu te souviens quand nous nous sommes connus ?
– Ça fait au moins dix ans.
– Treize, presque quatorze. Tu venais de revenir, c’est moi qui t’ai embauché.
Sale période en effet. Quelques mois auparavant, il avait quitté la boîte pour fonder la sienne, un magasin d’ameublement avec pignon sur rue. Le patron voulait raccrocher après une vie de labeur, le stock lui avait été cédé pour rien. Fausse bonne idée : il avait repris les employés, mais s’était rapidement aperçu qu’ils avaient bien vécu en profitant de la bonhomie et de la naïveté du commerçant. Manigances, absentéisme, les comptes étaient dans le rouge, il n’avait pas pu redresser la barre. Pour couronner le tout, il avait couché avec la comptable, sa femme l’avait appris, l’avait quitté en embarquant les gosses, tout était parti en cacahuète. Depuis, il vivait seul, voyait ses enfants rarement, son ex-femme jamais.

Par chance, son ancienne entreprise l’avait repris et Fufu était devenu son chef.
– Tu te souviens de Bernard ? C’était l’année de ton arrivée.
Non, ça ne lui disait rien.
S’ensuivit l’histoire de ce cadre qu’on avait retrouvé mort dans son bureau un lundi matin. Il s’y était enfermé le vendredi soir, avait avalé une énorme quantité de médicaments, arrosée d’une quantité d’alcool tout aussi impressionnante.
Effectivement, ça lui était revenu. Et il y pense aujourd’hui dans ce café quelconque en compagnie d’un habitué volubile, d’un type taciturne au front bosselé et d’une femme timide aux yeux verts qui n’ose croiser son regard : la veuve de ce Bernard.

La seule fois qu’il avait rencontré ce cadre, c’était douze ans auparavant, dans un bar semblable. Il était venu avec les autres vendeurs. Ce genre de réunion faisait partie d’un rituel régulier, organisé à tour de rôle par chaque membre de l’équipe : on réservait quelques places dans une brasserie pour déjeuner, on échangeait sur le boulot, les objectifs, les problèmes, les activités, en mangeant une entrecôte, en buvant une bière, et on repartait gonflé d’allant et de projets pour un nouveau mois. On appelait cela une revue d’affaires.
Le nommé Bernard était un cadre d’un niveau élevé, un directeur qui avait managé plusieurs centaines d’employés. Il venait d’atterrir dans leur petit service d’une dizaine de personnes, on ne savait pas pourquoi. Ou plutôt on s’en doutait : on vivait une période où les disgrâces étaient fréquentes, assorties d’un changement rapide de fonction. La langue managériale nommait cette tendance nouvelle le « time to move ». Bien sûr, personne n’avait posé de questions sur son arrivée ici. Fufu avait présenté chacun, le type avait dû dire son nom, assorti probablement de quelques vagues explications sur ce qu’il avait fait avant. Il devait encadrer tout le service maintenant, au-dessus même de Fufu. On ne savait pas trop quel serait son rôle et, d’ailleurs, lui-même semblait s’en moquer éperdument.
Reste le souvenir de cet étrange repas, d’ordinaire plutôt agréable, on s’entendait tous bien et Fufu était un chef abordable. Mais, à une dizaine d’années de distance, il peut ressentir encore la lourde ambiance. Il revoit Bernard siffler plusieurs bières, sans manger un seul morceau, sans parler ou presque. On s’était quittés un peu gênés, chacun avait dû remâcher cette singulière revue d’affaires en se demandant quels changements allaient apporter un type aussi taciturne.
On n’avait pas eu le temps d’y penser longtemps : son suicide dans son nouveau bureau avait eu lieu quelques semaines plus tard.

Vincent se rend compte qu’il a laissé errer ses pensées plus qu’il ne le fallait. La veuve est toujours en face de lui, patiente, déposant les reflets gentiane de son regard çà et là, sur l’anse de sa tasse ou dans le vide de la salle.
– Vous savez, je ne peux rien vous promettre, dit-il rapidement.
– Bien sûr, je comprends.
Comme si ces deux faibles répliques marquaient le signal du départ, elle se lève, fouille dans son sac. Vincent dit :
– Laissez, c’est pour moi.
Elle tend sa main aux doigts carrés, fuyante et déjà retirée alors qu’il la serre. L’au revoir est déférent, résigné. Il la regarde partir tandis qu’il paye les consommations.
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Ainsi l'attente, synonyme d'espérance, d'envie , de désir, d'expectative. Ambition, convoitise, tentation, peur, appréhension, illusion, leurre, chimère, réalité, certitude, les mots et les pensées des hommes se mélangent dans le silence relatif des futaies.
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Déjà, il avait fallu qu'elle se fasse violence pour jeter ses habits, ses costumes, ses pantalons, chemises. On n'imagine pas la brutalité de tels gestes, sortir les affaires des armoires, réunir les paires de chaussures, le revoir encore avec telle cravate, se souvenir d'un vieux chandail qu'il aimait bien, retrouver la paire de gants offerte pour un anniversaire. A cette cruauté en succède une plus grande : tout emmener à l'extérieur de la maison et disperser vers l'inconnu ce qu'il ne mettra plus jamais, le faire mourir une seconde fois, dévêtu.
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Et puis les loups ne sont pas ceux qu'on croit. Les vrais ont face humaine, une tête débonnaire, des yeux de chien battu, des joues flasques et la mâchoire amollie par les couleuvres qu'ils font avaler aux autres. Ils ont la ruse des renards, mais la couardise des poulets de basse-cour.
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Thierry Beinstingel vous présente son ouvrage "Dernier travail" aux éditions Fayard. Rentrée littéraire automne 2022.
Retrouvez le livre : https://www.mollat.com/livres/2639258/thierry-beinstingel-dernier-travail
Note de musique : © mollat Sous-titres générés automatiquement en français par YouTube.
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