Blaise, dis, sommes nous bien loin de Montmartre ? Oui, Jeanne, nous sommes bien loin de la butte au Sacré-Coeur. Nous avons fait du chemin, des champs de blé en champs de neige, une neige lourde et pesante. Et mouillée. Ce matin, j'ai pris un billet de train, le VOYAGE d'une vie, le voyage de vies, un voyage d'envie. Des rêves pleins les yeux, encore mouillés par l'émotion qui s'évapore du flot de la vodka, le long du fleuve Amour.
Une certaine lenteur se distille à la fenêtre de mon paysage. Les rideaux tirés pour en faire pénétrer les moindres rayons de soleil, je reste l'oeil hagard, comme embué par le sommeil ou la vodka, comme hypnotisé par la beauté qui se déploie derrière cette vitre. J'ai connu le vertige de l'Amour, je perçois le
vertige du Transsibérien. Des pauses de silence s'intercalent aux instants de cohue et de cahot dans la succession de ces wagons. J'y croise des enfants bruyants, des militaires avinés, des femmes de tout âge, des vieux endormis. J'y bois des bouteilles, dans chaque compartiment, du caviar à volonté, et respire ce mélange d'odeur de sueur et d'air pur, d'alcool et de pins. C'est plus qu'un voyage, c'est un mythe.
Quel bonheur de me retrouver là, dans le tchou-tchou interminable de ce train, qui est plus qu'un train, un espace de vie, une culture, toute l'âme d'un pays qui se fond dans ce décor enneigé. Lorsque le train avance toujours plus vers l'Est, défiant les lois du temps et du blizzard, je perçois les esprits de ces peuples nomades traversant encore ces étendues silencieuses, de ces prisonniers de Staline ou de Poutine, l'ombre des goulags qui s'affiche à l'orée de ce bois. Ce voyage intemporel c'est une plongée dans l'histoire et la géographie de ce pays. de Moscou à Vladivostok ou à Pékin si je prends la bifurcation du transmongolien, je tangue entre les rives d'un monde baigné dans un lac d'eau pur et de vodka. Ah le Baïkal l'âme réchauffé par la vodka glacée, le silence incommensurable et cette folie des hommes à traverser cette région, à vivre dans les forêts de Sibérie, une cabane devant un lac gelé, immense comme la solitude.
Et pendant que le voyage m'emmène aux confins de moi-même, je sors de ma poche, une fiole de vodka et comme une référence littéraire de ce train, de ce mythe, la Prose du Transsibérien et de la petite Jeanne de France de
Blaise Cendrars. Dis Blaise, dis, sommes nous bien loin de Montmartre ?