La lumière est douce, feutrée, la pièce baigne dans une chaleur agréable. Dans son berceau qui l'enveloppe, l'enfant vient de se réveiller, il babille, son parent l'entend et vient à sa rencontre. le regard qu'ils échangent provoque leur sourire à tous les deux et de jolies phrases mélodieuses scandent les heureuses retrouvailles. L'adulte se penche, prend le crâne de l'enfant dans le creux d'une main, le dos dans l'autre et hisse le bébé contre son torse. Câlin. Les odeurs se partagent.
Tout se joue donc là, dans les premiers soins contenants que l'on donne à un enfant. Dans la reconnaissance que lui procurent des gestes et une communication appropriée.
Car comment se constitue le Moi, l'organisation psychique ? Comment émergent les sentiments de Moi corporel, de Moi mental ? La conscience des limites entre ce qui est moi et ce qui est autre ? Dans
le Moi-peau,
Didier Anzieu postule l'émergence du Moi à partir de la multiplication d'expériences telles la petite scène décrite plus haut. Ainsi investi, l'enfant reconnu et délimité comme une entité propre peut se forger l'idée qu'il existe individuellement, prendre confiance dans son intégrité et se servir de cet élan pour poursuivre son développement psychique.
Le Moi-peau établit donc un parallèle, une nécessité de développement analogique entre la conscience corporelle émergente et la constitution du psychisme : « la peau fournit à l'appareil psychiques les représentations constitutives du Moi et de ses principales fonctions. »
Le concept de Moi-peau s'articule avec un éprouvé sensuel d'abord tactile puis sonore et visuel. Ses fonctions sont les suivantes : maintenance du psychisme comme la peau soutient os et muscles, surface qui enveloppe tout le psychisme, en laissant toutefois le mouvement exister, protection contre les agressions extérieures, limite individualisant le Moi du reste du monde, liant entre les différentes instances comme la peau relie les différents organes, lieu d'investissement libidinal et narcissique, surface de stimulation du tonus psychique et de rééquilibrage des tensions, inscription des traces mnésiques d'un vécu.
A la lecture de ces huit fonctions, on peut se représenter les nombreux dysfonctionnements qu'une installation défectueuse du Moi-peau engendrera. Sensations d'un Moi morcelé, action de repousser certains éléments du Moi aux limites extérieures de sa conscience, sensations de ne rien retenir à l'intérieur de soi, angoisse de dissolution, d'explosion de l'appareil psychique, création d'une surpeau comme enveloppe toute puissante et potentiellement mortelle, les pathologies sont nombreuses et tournent autour des états limites, des personnalités narcissiques et des psychoses.
J'ai trouvé à ce livre de nombreux intérêts. Poser une structuration psychique en amont des stades oral, annal, génital que
Freud avait préalablement identifiés permet de rendre compte d'étapes primordiales du développement. Ainsi, rendre sa place à la structuration de l'être par l'organe de la peau me semble une piste fructueuse qui déplace l'analyse un peu à côté du seul complexe d'Oedipe comme phase ultime d'une génitalité bien vécue. S'intéresser, comme le fera aussi
Winnicott, souvent cité, à ce holding, cette relation à un élément maternant suffisamment bon pour contenir le psychisme et le corps de l'enfant ouvre des explorations très prometteuses autour de la maturation neurocognitive, de la proprioception, de la prise en compte d'éléments physiologiques souvent ignorés à mettre en
correspondance avec une dimension psychique.
Je trouve également très opérant la manière dont
Didier Anzieu théorise le passage de ce toucher contenant à une capacité d'élaboration de la pensée et donc de symbolisation par le langage. C'est très juste, fondamental, très beau aussi. C'est poser les mots, l'élaboration et la verbalisation comme moyens de réparation d'un Moi-peau troué, distendu ou élimé. C'est proposer une manière de contenir qui rend possible les échanges et la réassurance. Evidemment, ça me parle.
J'ai aimé aussi, et je ne m'y attendais absolument pas, retrouver dans le raisonnement psychanalytique à l'oeuvre des
correspondances étroites avec le mode de représentation du monde de
Spinoza. Les attributs de la substance spinoziste ne sont pas très loin des sentiments de moi corporel et sentiment de moi mental. L'un et l'autre, figurations communicantes d'une manière d'être. L'un et l'autre « idée d' » un réel que l'on appréhende par les sens et le sens qu'on en tire. Quelle concordance heureuse dans ces conceptions ! Quelle assurance cela confère aux assises que je viens d'éprouver dans
l'Ethique !
J'ai été en revanche plus circonspecte à lire la volonté déférente de
Didier Anzieu de rester dans la lignée freudienne. Non que je ne valide que des thèses révolutionnaires ou à contrepied. Mais j'ai senti très fortement l'intention d'inscrire ces nouveaux concepts dans des intuitions qu'aurait eues
Freud, dans une école psychanalytique qui pourrait reconnaître ce travail comme orthodoxe. C'est peut-être la marque d'une époque – le livre date de 1984 - où les chapelles étaient nombreuses et où il était encore nécessaire de faire allégeance à l'une d'entre elle.
Cela m'aurait seulement amusée si je n'avais pas ensuite trouvé excessif la manière dont, dans les cas cliniques rapportés, la notion de Moi-peau est utilisée à l'intérieur d'un tissage étroit avec le reste des outils psychanalytiques au point qu'il perde, à mon sens, son statut d'opérateur fondamental.
Didier Anzieu parle de patients qui en sont à leur deuxième psychanalyse, qui sont amenés par la cure à régresser, étapes après étapes, au plus profond d'eux-mêmes, de leurs pulsions primitives afin d'appréhender autrement un rapport au monde vrillé par le déni, la projection, le manque.
La souffrance que l'on ressent à la lecture de ces séances multiples, la précarité de la position du psychanalyste sur la parole et l'analyse duquel repose une bonne intelligence de ce qui se joue, les déchirements que revivent les patients livrés à ces premières émotions traumatiques, si tout cela est nécessaire du point de la cure psychanalytique, me parait presque délétères au regard du temps investi, de la confiance absolue qu'il faut manifester au thérapeute, de l'incertitude dans laquelle on reste que passées la dernière régression, la dernière séance, mais laquelle sera-t-elle, les symptômes auront disparu, l'économie psychique sera restaurée.
Là aussi, c'est sans doute le signe d'un temps, contemporain cette fois, que de penser ainsi. Les psychanalyses telles qu'elles existaient durant les années 80 ne se pratiquent plus aujourd'hui. Certains diront qu'on y a perdu une réelle capacité du sujet à s'investir. D'autres montreront que les patients ne vont pas beaucoup plus mal même s'ils ne voient pas leur analyste deux fois par semaine dix ans durant.
Reste que
le Moi-peau est une proposition qui m'apparait essentielle et qui doit être opérante dans un cadre thérapeutique bien plus large que la stricte cure psychanalytique freudienne. Il permet également au quotidien d'enraciner le caractère précieux des liens, la nécessité pour tous d'être attaché en toute confiance et réciprocité.