Quand le plaisir d'écrire rejoint celui de lire
OU
la plongée dans le monde d'un grand penseur.
Qu'arrive-t-il quand un très grand penseur en contemple un autre ? Et bien quelque chose comme ce livre. Isaiah Berlin y contemple la figure de Tolstoï sous l'angle de sa théorie de l'histoire. Pouvons-nous comprendre ce qui fait bouger l'histoire ? Pouvons-nous expliquer ce qui s'est passé ou prédire ce qui va avoir lieu ? L'histoire est-elle, d'ailleurs, déterminée, ou est-elle un domaine de liberté ? Voilà les questions qui passionnaient Tolstoï, et Belin y voit une lucarne par laquelle entrevoir l'esprit de l'homme, sa personnalité, son caractère.
Il y a ceux qui croient que l'histoire peut se mener en temps réel. Choisissez votre politicien préféré. Pour Tolstoï, l'exemple type était Napoléon, pour certains l'homme providentiel, l'homme de la destinée, l'empereur! Pour le russe Tolstoï, dont il a d'ailleurs essayé d'envahir le pays en 1812, c'est un fat. Il ne contrôle rien. Il joue un show et les autres font semblant de croire qu'il a ce genre de pouvoir. Ou il sont assez naïfs pour le croire. Ou ils finissent pourchassés par Fouché parce qu'ils disent ne pas le croire. Napoléon ou Bokassa, c'est une simple question de degré dans la fatuité. L'histoire ne se domine pas, parce qu'elle ne se comprend pas. Certes, Tolstoï est un déterministe : nous ne sommes pas libres, l'histoire suit des lois, mais nous ne les connaissons pas. C'est que ses lois ne sont pas (relativement) simples comme celles des sciences naturelles: on ne peut pas les déduire d'expériences ou d'observations. Pour les dériver, il faudrait connaître toutes les variables qui déterminent un événement donné et étudier toutes leurs interactions. Comme quand on calcule un intégral : l'on additionne tous les intervalles infinitésimaux qui se situent sous le graphe de la fonction. En affaires humaines, c'est impossible. Toute étude historique est un pastiche.
Nous ne pouvons donc ni comprendre le passé, ni prédire l'avenir, et toute proposition d'une politique salvatrice n'est qu'illusion ( ce qui ne veut pas dire qu'aucun programme politique n'a de sens, mais, plus simplement, que la résolution de la condition humaine n'est pas dans les moyens de la politique).
Berlin constate avec surprise qu'à ce titre Tolstoï rejoint le plus extrême des réactionnaires du XIXème siècle,
Joseph de Maistre. La différence est que, ce qui pour Tolstoï est un problème épistémique ( nous ne pouvons connaître les causes efficaces de l'histoire et nous ne pouvons donc pas la diriger) était pour
De Maistre un problème ontologique ( l'homme est une créature viciée dont les abominations ne peuvent être limitées que par la répression) . Il voit aussi dans la conception historique de Tolstoï son appartenance ( et celle de de Maistre) à la catégorie des “renards”, ceux qui sont impressionnés par la multiplicité, la diversité des choses, qui veulent lui faire justice, et qui s'opposent ainsi aux bâtisseurs de systèmes, les “hérissons”. Il finit par noter que ce pauvre renard aurait tellement voulu être un hérisson, qu'il a oscillé sa vie durant entre ces deux pôles, et n'a jamais résolu cette tension.
Un petit livre qui dit beaucoup, dans un langage totalement dénué de jargon, extrêmement bien écrit. On sent la profondeur de l'esprit d'un penseur comme Berlin, on voit le panorama de ses réflexions s'ouvrir, on ressent aussi le plaisir qu'il a éprouvé à penser et à écrire. Un joyau !