Une pièce choc en trois actes, un huis clos terrifiant qui démontre de façon magistralement "viscontienne" ( je pense à - Les damnés -) que le " ventre d'où est sortie la bête immonde est dans l'insatiabilité et ne fait qu'attendre son heure .
Dans une maison bourgeoise d'Allemagne Vera et Clara Höller attendent le retour de leur frère, président du tribunal de la ville et ancien officier SS.
Ce jour particulier, ce jour "sacré" pour ce microcosme familial, ce 7 octobre est l'anniversaire de la naissance d'
Heinrich Himmler, âme damnée d'Adolf Hittler, chef de la SS et metteur en oeuvre de la SHOAH.
Le petit président du tribunal en pré retraite voue un véritable culte à celui que certains éminents spécialistes allemands n'hésitent pas à considérer comme " le meurtrier du siècle ".
Et si Rudolf voue ce culte à ce personnage monstrueux, ce n'est pas seulement parce qu'il doit à ce dernier d'être encore vie, c'est surtout parce qu'il voit en lui un grand homme que l'histoire finira par reconnaître comme tel.
C'est conséquemment parce que cet ancien nazi n'a jamais été dénazifié... et il n'est pas le seul. Vera, sa soeur aînée qui entretient avec lui des rapports à la fois incestueux et maternels, parta
ge les mêmes convictions, a le même poison qui coule dans ses veines.
Seule Clara, la cadette paraplégique à la suite d'un bombardement américain dans les tout derniers jours de la guerre vous une haine silencieuse ( pas toujours...) et tenace à l'égard de Rudolf et de Vera.
Mais prisonnière de son fauteuil roulant, elle est entièrement à leur merci.
Nous sommes dans le premier acte.
Rudolf ne va pas tarder à rentrer.
Les préparatifs de fête vont bon train.
Vera se fait un point d'honneur à mettre une touche de repassage soigné à l'uniforme d'officier SS de son frère.
Les deux femmes, les deux soeurs se font face.
C'est surtout Vera qui va se faire la porte-parole, l'avocate du diable de " ce passé qui ne passe pas..."
Dans cet univers dégénéré en proie à toutes les tares, aux névroses les plus mortifères, allant jusqu'à légitimer que Rudolf exige de Clara pour ce 7 octobre qu'elle soit revêtue de la tenue des déporté(e)s et soit tondue... toutes les valeurs qui sont supposées être les fondements de l'humanité sont revisitées, battues en brèche par une idéologie aussi dingue, aussi absurde que délétère.
Le second acte s'ouvre sur le " banquet ".
Rudolf en uniforme SS boit (trop) au "bon vieux temps", méprisant celui d'aujourd'hui, bien qu'il y voie des signes d'espérer.
Cet homme qui a passé dix ans de sa vie terré dans
la cave de sa demeure avant de finir par devenir le président du tribunal de la ville n'incarne-t-il pas cet espoir d'une nouvelle Allemagne et d'un autre monde ?
Bien sûr, il y a encore les méfiants dont il faut se méfier et en particulier ce petit médecin juif, le docteur Fromm, qui s'est permis de faire quelques allusions à son passé.
On boit beaucoup ; on boit plus qu'on ne mange.
Et on le fait sous le regard "bienveillant" d'Himmler dans son cadre flambant neuf.
Et il y a "l'acmé", celui où Vera et Rudolf feuillettent l'album de photos..."comme si sa mémoire était faite de morceaux de cadavres", prédisant "que bientôt viendra le temps de pouvoir dire ce que nous sommes", se félicitant d'avoir "un idéal et de lui rester fidèle"…
Là, il faut reconnaître à
Thomas Bernard une touche de génie...
Le final dans l'acte trois, final que je ne vous dévoile pas, nous fait toucher du doigt le paroxysme délirant du trio lorsque Rudolf trop pris de boisson, trop en manque de "liberté de tuer", sort son révolver et met en joue les deux soeurs...
La pièce est construite à partir de longs monologues sans ponctuation dans lesquels ces plus-nazis-que-jamais déversent toute la haine qu'ils ont en eux
à l'égard "de ceux qu'ils considèrent comme destructeurs de leur monde, les Juifs américains capitalistes-pollueurs, alors qu'eux-mêmes sont des gentils Allemands défenseurs de la nature et des arts."
L'atmosphère de ce huis clos délirant a une violence perverse , une force abjecte qui s'inscrivent dans un argumentum ad nauseam... mais il y a dans ce drame quelques moments qui permettent de se "décrisper" un petit peu.
Je pense à deux passages en particulier.
Le premier est celui concernant leur domestique à laquelle ils ont aujourd'hui donné congé.
Certes la pauvrette est sourde et muette... mais elle voit...
Le second, itératif à souhait, est la fierté de Rudolf qui a obtenu de la ville qu'on ne construise pas près de chez "eux" une usine fabricant des produits toxiques... contre les insectes !...Pour lui, une réussite de salut public.
À l'ère du retour des dictateurs, à l'heure où la Russie poutinienne incarne une nouvelle forme de barbarie qui n'est pas sans rappeler la structure et le fonctionnement de l'Allemagne entre 1933 et 1945, et alors que nos sociétés adoubent en leur sein ces porteurs d'idéologies autoritaires, voire totalitaires, -
Avant la retraite - de
Thomas Bernhard est une piqûre de rappel plus que jamais nécessaire.
Cette pièce au théâtre avec un bon metteur en scène et de bons comédiens doit être un must !