J'ai réuni quelques quatrains d'époque Tang qui ont en commun de recréer des moments vécus. C'est ce que fait une grande partie de la poésie chinoise classique. Elle n'exprime pas d'inconsistantes rêveries, comment on l'a souvent cru, mais des moments ou des événements dont le poète a fait l'expérience et qu'il a su rendre indéfiniment accessibles dans leur fraîcheur première. L'art du poète est de ressaisir cet événement et de faire ressurgir en nous le réel.
Je suis un tenant de ce que j'appellerai le 'principe de difficulté' : mieux vaut être averti de la difficulté d'une tâche et la trouver facile que de la juger facile et d'échouer faute d'en avoir compris les difficultés. Peut-être le cas du chinois a-t-il quelque chose d'exemplaire de ce point de vue parce qu'il exige une conscience plus aiguë des problèmes à résoudre, et présente-t-il de ce fait un certain intérêt pour les non-sinologues.
Ce quatrain contient toute une vie.
La jeunesse se résume dans le départ au milieu des nuées irisées, dans le monde neuf qui s'offre à l'aventure, dans la course folle qui s'engage et semble ne devoir rencontrer aucun obstacle.
L'âge adulte est dans le changement de perspective, dans la patience ponctuée par l'appel nostalgique des gibbons.
La fin est dans la prise de conscience poignante que tout est consommé et qu'il ne reste plus qu'à se détacher.
ma traduction du quatrain de Li Bai. (...) Que le lecteur en la lisant, garde à l'esprit qu'il ne peut percevoir que l'écho affaibli et déformé d'un poème :
J'ai quitté Baidi ce matin dans les nuées irisées,
je serai de retour à Jiangling ce soir, à mille lieues.
D'une rive à l'autre les gibbons sans fin s'appellent
-- ma barque légère a déjà passé toutes les montagnes.
La musique ne se transmettrait pas s'il n'y avait pas de musiciens pour la jouer. Dans les lettres, où règne la lecture isolée et silencieuse, on sous-estime le rôle des incitations que nous recevons en "entendant" quelqu'un se servir d'une tournure empruntée à tel auteur ou en "l'entendant" citer telle œuvre, ou en "dire" tel passage. Dans ces moments-là, nous entendons en même temps ce que dit un auteur "et le pouvoir de dire".
Chronique "Un livre, un jour" sur Radio Zinzine le 29 janvier 2022 autour des deux nouveaux ouvrages de Jean François: Héraclite, le sujet et le Court Traité du langage et des choses