En se promenant ainsi entre les ruelles et les bordels du Pirée, le port d'Athènes, le célèbre sculpteur en devenir Praxitèle, aujourd'hui exposé au Louvre et dans le monde entier, est loin de se douter qu'il vient d'apercevoir la femme qui changera sa vie à tout jamais. Et, à vrai dire, Phryné est elle-même incapable d'imaginer que ce simple coup d'oeil jeté au travers d'une arrière-cour la transformera en la prostituée la plus célèbre du monde hellénistique et en
la première femme nue à apparaître dans la sculpture antique. Il ne suffit que d'un geste, une esquisse tracée le long de son visage par le doigt du sculpteur, pour réveiller l'absente et l'amener à nous conduire à travers les méandres de son passé et de sa vie athénienne. Au fil des 1200 pages que contient l'imposant ouvrage écrit par
Christophe Bouquerel, Phryné, qui est au départ une misérable esclave sexuelle d'un sordide bouge du Pirée, nous emmène côtoyer dans les banquets athéniens les hommes les plus importants de cette époque.
Platon, Isocrate, Diogène, Praxitèle, Hypéride, Darius, tous les grands noms de l'histoire ressurgissent dans un détail, une scénette, une anecdote racontée par un personnage. Au fur et à mesure des festivités athéniennes, plus que les personnages qui l'entourent, c'est elle-même que Phryné va apprendre à apprivoiser. Elle, l'absente, celle dont elle ne veut plus connaître le vrai prénom, celle dont elle désire à tout prix renier le passé, elle va se découvrir fille, femme, mère, grand-mère à partir du moment où Praxitèle commencera à la révéler aux yeux du public grec sous les traits de la déesse Aphrodite.
Praxitèle, Jean-Léon Gérôme,
Charles Baudelaire, Henryk Siemiradski,
Camille Saint-Saëns,
Maurice Donnay, nombreux sont les artistes qu
i ont essayé – et réussi – à inscrire la légende de Phryné dans le monde artistique. le tour de force de
Christophe Bouquerel n'est pas ici de simplement romancer la figure aujourd'hui moins célèbre de Phryné et de nous livrer un roman historicisant. À l'instar du Pont sur la Drina d'Ivo Andrić ou des Enfants de minuit de
Salman Rushdie,
La Première femme nue est un roman-fleuve. En nous emmenant au quatrième siècle avant J.C., le roman fourmille de personnages, d'histoires et d'histoires enchâssées dans les plus petites histoires… Jusqu'au point où certaines de ces petites scènes de la vie d'Athènes occupent une importance majeure dans la vie de Phryné.
Évoquons maintenant un gros mot. Féministe.
La Première femme nue est-il un roman féministe ? Bien que je ne sois ni un expert du féminisme ni la personne la plus appropriée pour en parler, il me semble en effet que ce roman correspond à ce que l'on peut attendre d'un bon roman féministe, à savoir nous parler de la femme autrement. En effet, pendant l'Antiquité, il faut savoir que la femme ne possède pas le même statut social que l'homme. Dans la société grecque et romaine par extension, la mère de famille ou l'épouse ne possèdent pas les mêmes droits civiques que leur mari et/ou fils. Reléguée en marge de la société, la femme est une figure de l'Altérité au même titre que le Barbare ou le Félon à qu
i on aura coupé nez et oreilles… Ainsi, cela ne serait pas rendre justice au roman que de l'évoquer sans se pencher sur l'un de ses aspects majeurs. Phryné est une prostituée grecque. Et c'est pourtant par ses yeux et ses souvenirs qu'elle nous conte l'histoire de la Grèce au quatrième siècle avant J.C. C'est par ses yeux et ses souvenirs qu'elle se moque de la société athénienne mâle, c'est par ses yeux et ses souvenirs qu'elle nargue les hommes, se moque d'eux, et parvient en premier lieu à extorquer à Praxitèle huit drachmes et six oboles – une somme exorbitante pour une passe dans un bordel du Pirée.
Dernièrement, il convient de mentionner l'aspect fantastique de l'oeuvre de M. Bouquerel. Phryné est appelée à devenir, au cours de ses péripéties, la prêtresse d'un culte oriental dans la scène athénienne. le système de croyances est à l'époque bien différent de ce que nous connaissons aujourd'hui – le théâtre constituant par exemple un acte civil et religieux. La religion grecque est peuplée d'histoires que nous connaissons encore aujourd'hui : la concours musical entre Pan et Dionysos, les enfants de Médée assassinés par leur propre mère, le rapt de la nymphe Europe.
La première femme nue n'est pas exempt de personnages croyant à ces légendes et, lorsque celles-ci sont abordées, le texte se transforme en une exploration des mythes de la Grèce antique. Ces mythes sont vivants, les personnages vivent des aventures particulières et sont confrontés aux dieux, aux déesses, aux nymphes et autres créatures de la mythologie. de ce fait,
La Première femme nue oscille entre le roman strictement historique et le roman fantastique. La frontière devient diaphane, proposant des explications rationnelles aux expériences mythologiques vécues par les personnages et des explications plus passionnées, laissant planer le doute sur la nature du monde…
Il y aurait encore fort à dire sur cette oeuvre magistrale qu'est
La Première femme nue. Amoureux de l'Antiquité, connaisseur des travaux de Praxitèle ou curieux de connaître la vie de la plus célèbre prostituée de la Grèce, j'invite tous les lecteurs à poser leur attention, ne serait-ce que quelques instants, sur les premières pages du roman.