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Même si vous avez un petit niveau d'espagnol, cette édition et ce support particulier qu'est une pièce en vers du début XVIIème doit vous encourager à vous lancer à l'eau pour tenter l'expérience de la découvrir La Vida Es Sueño en VO. Souvenez-vous que plus l'espagnol est ancien, plus il ressemble au français et, au pire du pire, vous avez toujours le secours de la traduction à votre droite si la tâche vous semble insurmontable. Donc, comme disent certains politiques, c'est une stratégie " gagnant-gagnant ". La pièce en elle-même, l'une des plus fameuses du répertoire classique espagnol, vaut vraiment le détour. Même si le démarrage et, de façon générale tout le premier acte, ne me semblent pas hyper prenants, la pièce prend par la suite une ampleur et une puissance dramatique digne des meilleurs Shakespeare. À ce propos, il n'est probablement pas illégitime de rapprocher La Vie Est Un Songe de la sublime pièce du maître anglais La Tempête. Ici aussi il est question de pouvoir et d'identité usurpés. On se souvient des vers magnifiques de Shakespeare : " Nous sommes de l'étoffe dont sont faits les rêves, et notre petite vie est entourée d'un sommeil. " (We are such stuff as dreams are made on, and our little life is rounded with a sleep.) Dans cette thématique, le titre de la pièce de Calderón de la Barca a le mérite d'être suffisamment explicite en l'espèce. Ainsi, au lointain royaume de Pologne règne le bon roi Basile, féru de sciences et d'horoscopes (tiens, ça me rappelle un certain Prospero). Ce roi, si bien au fait des expériences divinatoires et des prédictions sérieuses, a reconnu naguère dans la naissance de son fils un douloureux présage de tyrannie et de cruauté qui mettrait à feu et à sang sa bienaimée Pologne. Fort de cette information prédictive, il décide de cacher l'existence de son fils nommé Sigismond et de le faire enfermer à l'abri des regards dans une sinistre tour reculée, enfouie au milieu des montagnes les plus inhospitalières. Ce fils, vêtu de peaux de bêtes, grandit des années durant dans le plus terrible dénuement et dans la réclusion la plus totale. Sa seule fenêtre sur l'extérieur étant son précepteur, Clothalde, strict et impitoyable envers lui par ordonnance du roi Basile. L'histoire se complique d'une dame étrangère, Rosaure, travestie en homme, qui vient en début de pièce assouvir une mystérieuse vengeance ou, à tout le moins, demander réparation d'une offense dont on ignore tout, de la nature et de l'agent. L'intérêt de la pièce augmente lorsque le souverain, au soir de sa vie, reçoit ses deux neveux, issus de ses deux soeurs : le prince Astolphe et la princesse Étoile. Les deux cousins ayant des prétentions sur le royaume de Pologne, une tacite entente semble leur dicter que le mieux serait encore de se marier l'un à l'autre pour éviter toute friction et au contraire assurer fermement la succession au trône de Basile. Mais c'est alors qu'en plein dans ces savants calculs, la vieille tête chenue de Basile leur annonce qu'il a d'autres projets. Il annonce qu'il est en réalité le père d'un fils légitime, élevé depuis sa naissance loin de toute tentation de pouvoir et d'hégémonie. Grâce aux vertus narcotiques de certaines plantes dont il connaît les secrets, il compte faire l'expérience de transplanter le prince Sigismond en sa position effective de prétendant au trône et à sa succession. Si les oracles se sont trompés et que Sigismond s'avère un bon souverain, tout rentrera dans l'ordre et la lignée royale sera respectée. Si, comme il est à craindre, les prédictions ont pu voir juste et que le prince présente un caractère tyrannique, celui-ci sera plongé illico dans les mêmes brumes du songe anesthésique provoqué par les plantes et réintégrera à jamais sa tour carcérale. Auquel cas, Astolphe et Étoile assureront la succession au trône de Pologne. Sigismond se voit donc, en quelques heures transporté de l'état d'esclave prisonnier à celui de monarque tout-puissant. Ses manières quelque peu sauvages et sa longue haine refoulée ne tardent pas à semer quelques cadavres. Basile, désemparé, déçu, mortifié par le fruit de ses entrailles se résout à renfermer son fils dans la tour oubliée pour y ensevelir sa honte. Tout n'aura donc était que l'espace d'un songe pour Sigismond... et peut-être aussi pour les autres... Je ne vous dévoile pas le dénouement de la pièce ou de nombreux autres éléments entrent en ligne de compte. Je m'intéresse seulement à la portée philosophique de ce que nous dit Calderón de la Barca, à savoir que ce que nous prenons pour la réalité n'est peut-être qu'illusion et que ce que nous croyons fantasmé pourrait bien avoir quelques parcelles de vérité. Ainsi, l'auteur nous invite à ne pas trop conjecturer notre avenir ni notre destin, à vivre l'instant et à jouir de ce qui se présente et nous semble bon, au moment où cela se présente, sans tabler sur l'éventuelle durée de ce plaisir ni sur l'hypothétique mieux qu'on aurait pu en attendre. Nos possessions, notre pouvoir, nos ascendants sur le monde des êtres et des objets n'est voué qu'à être transitoire et/ou illusoire alors autant ne pas s'en soucier. J'ai particulièrement savouré le second acte (deuxième journée) de cette pièce, qui en est le morceau principal et que je trouve vraiment grandiose. L'amorce (première journée) m'apparaît quelque plus faible et le final, bien qu'intéressant ne me semble pas égaler la partie centrale. Cependant, l'impression générale est très positive et c'est sans peur que je la considère souffrir la comparaison avec les meilleures oeuvres de son quasi contemporain William Shakespeare. Je vois également dans cette pièce une sorte de trame de fond à ce qui deviendra Ubu Roi sous la plume d'Alfred Jarry, le tout, bien sûr, passé à la moulinette du burlesque et de l'absurde dont il nous a fait l'offrande. Bref, un très bon moment de théâtre du siècle d'or espagnol, caractéristique une fois encore de l'air de son temps avec cette facture tragi-comique très en vogue à l'époque, notamment sous la plume de Lope de Vega. En outre, n'oubliez jamais que l'avis est un songe, c'est-à-dire, pas grand-chose. + Lire la suite |