Ils ne sont pas si nombreux que cela les auteurs qui ont créé des oeuvres, des personnages ou une thématique si archétypale que des dizaines voire des centaines d'autres romanciers ont pu s'en inspirer. Je pense en particulier au
Robinson Crusoé de
Daniel Defoe créé en 1719 et dont l'idée a été ensuite reprise par
Robert-Louis Stevenson "
L'île au trésor " (1883), par
Jules Verne « L'école des Robinsons » (1882),
Michel Tournier "
Vendredi ou les limbes du pacifique" (1967) et la liste est loin d'être exhaustive.
On peut penser aussi à Don Quichotte qui a personnifié le mythe du héros courageux qui combat seul pour l'amour et la justice et pour rendre réel l'imaginaire.
N'oublions pas Faust (16e siècle) et le mythe littéraire du pacte avec le diable, Don Juan,
Sherlock Holmes, le mythe du robot (
Mary Shelley, Assimov), Monte Cristo etc.
Toutes ces oeuvres ont marqué les esprits et sont rentrées dans notre mémoire collective, elles influencent presque au quotidien nos comportements et nos modes de pensée. Je considère que
George Orwell (Éric Blair) fait partie de ces créateurs qui ont su créer une oeuvre originale et puissante donnant racines et vie à des centaines de ramifications. Son roman «
La ferme des animaux » publié en 1945 est un préliminaire à son oeuvre magistrale « 1984 » publiée en 1949. Dans ces deux romans, Orwell dénonce le danger de la concentration du pouvoir au service d'une idéologie qui conduit à l'aliénation de l'homme, il dénonce tous les totalitarismes de droite ou de gauche. Il ne fait pas que dresser un tableau dystopique des sociétés futures, il s'appuie sur le réel et l'état du monde à son époque pour démontrer que le futur qu'il décrit est prévisible à partir des données existantes. La montée du nazisme et du totalitarisme soviétique annonce le monde de demain, fait de mensonge et de falsification de l'histoire. Il percevait avec acuité les liens qui pouvaient exister entre la clarté du langage et l'expression de la vérité objet de manipulation et de détournement. Il dénonçait le conditionnement des masses comme une science née au cours des années 1920 et que personne ne savait encore jusqu'où mèneraient ses progrès. Il eut beaucoup de mal à faire publier ses oeuvres, car ses idées étaient très en avance sur son temps. Il faut bien sûr avoir lu « 1984 » pour comprendre à quel point Orwel était un visionnaire. Il souhaitait que son livre réveille les consciences afin d'éviter l'avenir sombre qu'il prévoyait si l'on ne réagissait pas. Son avertissement est toujours valable de nos jours, car la prise de conscience n'est pas encore générale. Il a mis en évidence le concept de Novlangue comme instrument de domination et a dénoncé "le langage politique destiné à rendre vraisemblables les mensonges, respectables les meurtres, et à donner l'apparence de la solidité à ce qui n'est que vent".
La biographie de
Bernard Crick est sans doute l'une des plus complètes et des plus sérieuses sur ce grand écrivain politique. Il nous montre un
George Orwell très humaniste, qui n'hésite pas à s'engager dans les rangs des républicains pendant la guerre d'Espagne contre Franco. Il y fut grièvement blessé. Correspondant de guerre, intervenant à la BBC, auteur de nombreux articles il n'écrivait qu'à la lueur du flambeau de la justice. Comme il le confiait dans « Pourquoi j'écris » : « Ce qui me pousse au travail c'est toujours le sentiment d'une injustice […]. Quand je décide d'écrire un livre, je ne me dis pas : “je vais produire une oeuvre d'art.” J'écris ce livre parce qu'il y a un mensonge que je veux dénoncer ».
Bernard Crick nous montre toutes les facettes du personnage sans concession, sans céder à la facilité de romancer sa vie pour plaire au lecteur, mais en restant au plus près de la réalité en s'appuyant sur des témoignages recueillis auprès de ses proches et de sa correspondance avec ses amis, sa famille et ses éditeurs.
Orwell s'est éteint prématurément à l'âge de 47 ans en 1950 atteint par la tuberculose depuis plusieurs années. Son courage moral et physique lui a permis de terminer son dernier livre « 1984 » dans des conditions pourtant difficiles. S'il avait pris le temps de se ménager, il aurait sans doute pu vivre encore quelques années.
— «
George Orwell »
Bernard Crick, Flammarion (2020), 712 pages.