Lorsque, dans l'étrangeté du samedi après-midi, le zappeur tombe sur un gros plan de murène ou sur un plongeur téméraire en train de voler à sa mère un bébé requin (lequel se débat), il sent que, sur ces images-là, il va poser le regard (et reposer, pour un temps, la télécommande). Et il n'est pas certain qu'il faille avoir la fibre animalière et aimer, comme Bardot, les bêtes, pour tomber sous le charme de ces images qui ne veulent rien. Images sans look, images cool, images à prendre ou à laisser. C'est parce qu'elles ne veulent rien que nous pouvons les vouloir. C'est parce que leurs acteurs sont muets qu'il nous vient le désir de parler d'eux (et non pas pour eux). Combien de crabes perplexes, de bancs de maquereaux étonnés, de petits poissons colorés et de grandes raies enterrées vivantes dans le sable ne nous ont pas fait "signe" un jour? Signe de vie et preuve que la vie va.
LA TÉLÉVISION AU FOND DU BOCAL (5 octobre 1987)
"ça nous intéresse, Monsieur le président", disait Mourousi (debout) à Mitterand (assis), lequel (toujours assis) a vu récemment défiler (chez Ockrent) deux ou trois "phénomènes de société" plutôt rudes. Mais tout cela - démocratisation des rôle oblige - est normal puisqu'au même moment, on demande aux "stars" du showbiz de se prononcer sur la vie politique. Que, dans les deux cas, les réponses n'aient pas grand intérêt est secondaire puisque ce qu'on teste, ce n'est pas la réponse (avoir quelque chose à dire) mais la capacité à ne pas faire de lapsus trop voyants. Il en va pour le téléspectateur comme il en va pour le cinéphile : il va moins voir un film (expérience qui prend du temps) que vérifier qu'il correspond bien à son image. C'est ainsi que se constitue un public amateur de symptômes plus que de "messages", de plus en plus sophistiqué et de moins en moins exigeant.
L'élégance a donc disparu à mesure que, du tennis, l'oeil du téléspectateur attendait antre chose que de l'élégance. C'est ainsi que l'infernal Connors et l'aberrant MacEnroe furent aimés en raison même de leurs mauvaises manières, parce qu'elles étaient finalement plus intéressantes que la classe guindée des derniers stylistes (de Clerc à Gomez). Tout cela, au demeurant très humain, creusait la scénographie du tennis d'une dimension supplémentaire, celle du gros plan après l'échange, du replay désarticulé, de la trivialité stroboscopique du ralenti, du micro à hauteur de court. c'est ainsi que le nombre d'évènements à la seconde s'est gonflé de tous les affects, tics, pulsions et rages muettes dont un corps est capable.
De tout temps, il a existé un étrange plaisir à dire que la télé était nulle. Une façon de sous-entendre que d'une télé meilleure nous ne saurions pas trop quoi faire. Qu'il n'y a pas de raison pour que, médium du quotidien, elle l'emporte en intérêt sur le quotidien de nos vies. Que la télé, c'est toujours mieux ailleurs (en Angleterre, par exemple) et que, de toute façon, on n'ira pas y voir de plus près. La télé est mauvaise comme la météo peut être mauvaise, c'est-à-dire naturellement, comme un environnement météorologique de plus.
L'affaire Mediamétrie (le soupçon sur les indices d'écoute est une des choses les plus gaies qu'on puisse imaginer) et ce qu'on sait sur les techniques à venir du contrôle du téléspectateur vont toutes dans le même sens : l'écran du téléviseur n'est plus une frontière qui - comme tout écran - sépare et réunit des êtres anonymes mais un miroir dans lequel, idéalement, l'émetteur et le récepteur se comptent et se voient. Effet du "village global" dont parlait MacLuhan : on fait une émission pour voir ceux grâce à qui elle marche. Pour les voir et pour les compter. On ne va plus voir quelque chose, on y va "pour voir".
Retour sur l'entretien du 4 novembre 2004 à Radio-France : https://youtu.be/TDzTUYNWhFM
1. Rumeurs journalistiques
2. Attente
3. Première caméra vidéo de Godard
4. Nomenclatures
5. Réaction de Godard aux invectives
6. Principes nietzschéens de la polémique
7. Neutralité et confusion
8. Renoncements du cinéma
9. Amis et ennemis
10. Répondre toujours
11. Conseil à de jeunes cinéastes
12. le nom "Américains"
13. Parler des films
14. Puzzles
15. Bible, Talmud et Mallarmé
16. Platon socratisé, Kafka et Max Brod
17. Adapter ou pas
18. Cinéphiles, imbéciles
19. Argent du cinéma, gratuité de la Bible
20. Cinéma et Domination
21. Écriture du mouvement
22. Trinités
23. Images des Palestiniens
24. Production, distribution, exploitation
25. Image et son
26. Habiter son nom
27. Dire, montrer, critiquer la critique
28. Camp de la Mort
29. le montage n'existe pas
30. Domination du "Je sais" et mensonge total
31. Dire et faire
32. Faussetés
33. Juifs exterminés, suicidaires palestiniens
34. L'auteur
35. Contrechamp et directives
36. Métaphore et idée
37. Autour de Serge Daney
38. Méchanceté?
39. Calculs de la Technique
40. Timbres de voix et histoire nationale
41. Malédiction de la vidéo et de Marguerite Duras
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