Paru en 1960, avant les plus grands succès de l'auteur («
Le maître du Haut Château », «
Ubik »), «
Les marteaux de Vulcain » reste un roman relativement méconnu de
Philip K. Dick. On y retrouve néanmoins les ingrédients des succès à venir du célèbre auteur de S.F. américain, la paranoïa constante de ses protagonistes, un avenir dystopique pour les habitants de la planète terre ainsi qu'une forme d'humour à froid typiquement dickien.
Suite à une guerre atomique mondiale qui prit fin en 1992, les « Lois de Lisbonne » ont été promulguées en 1993. Ces lois prévoient la mise en place d'un gouvernement mondial, appelé Union. L'originalité de cette organisation mondiale est d'être dirigée par une Intelligence Artificielle appelée Vulcain III, qui fournit au dénommé Dill, directeur général de l'Union, les réponses à ses questions et lui indique les actions à mener pour diriger l'humanité.
La terre est divisée en onze régions dirigées par des directeurs régionaux rapportant à Dill, le seul être humain habilité à communiquer avec Vulcain III. Barris, directeur de la zone Amérique du Nord, homme intègre et courageux s'étonne que depuis quinze mois, Vulcain III reste muet. Un étonnement d'autant plus légitime qu'un mouvement révolutionnaire, nommé « Les guérisseurs », et dirigé par le Père Field prend une ampleur inquiétante. le roman commence d'ailleurs par l'assassinat sauvage d'un fonctionnaire de l'Union par les insurgés, qui n'hésitent plus à recourir à la violence, afin de remettre en cause la légitimité d'un régime tout entier dirigé par une machine.
S'il n'échappe pas à la paranoïa généralisée qui gangrène les élites de l'Union, une caste où chacun se méfie des autres dignitaires et n'entreprend jamais une action sans en avoir analysé les conséquences potentielles, Barris, excédé par l'absence de réponse de Vulcain III à ses questions, se décide à agir. Conscient du risque de son entreprise, le directeur de l'Amérique du Nord a conservé une forme d'intégrité morale rare, et part pour Genève, là où se trouve le coeur du système, un ordinateur géant enterré sous terre, pour confronter le directeur général Dill et obtenir enfin des réponses.
Cette simple visite, certes non autorisée, va permettre au lecteur d'accéder au dessous des cartes et remettre en cause l'existence même du gouvernement mondial, placé sur l'égide d'une I.A. depuis 1993.
Lire K. Dick en 2023 procure toujours le même plaisir, celui de confronter notre réalité aux prémonitions écrites il y plus de soixante ans par un auteur connu pour son rapport inquiet au monde. Si la guerre atomique, à peine évoquée dans le roman, reflète les inquiétudes d'une époque marquée par la crainte du déferlement du feu nucléaire, c'est la prédiction de l'instauration d'un gouvernement mondial dirigé par une I.A. qui frappe le lecteur.
Au coeur d'une intrigue dont les acteurs sont tous éminemment paranoïaques, un sentiment que l'auteur exprime habilement en insérant en italique les pensées et les craintes de ses protagonistes, le roman surprend par la pertinence d'une double prémonition. La première est l'instauration de l'Union, le gouvernement mondial censé mettre définitivement fin à la possibilité de tout conflit. La seconde consiste à confier la direction de l'Union à Vulcain III, une Intelligence Artificielle conçue pour fournir invariablement les bonnes réponses au directeur général Dill, qui pourra se contenter d'appliquer les directives élaborées par la machine.
Successeur de Vulcain I et de Vulcain II, Vulcain III prend la forme d'un énorme ordinateur enterré à Genève, qui s'étend de son propre chef, dans le sens où il réclame et utilise les outils lui permettant de creuser chaque jour davantage afin d'accroître sa puissance de calcul. Cette image d'un ordinateur surpuissant qui creuse de lui-même dans les entrailles de la terre afin d'améliorer ses performances, évoque évidemment le « Deep Learning », le processus d'apprentissage « en profondeur » qui permet aux I.A. contemporaines de progresser en s'entrainant chaque jour davantage sur de nouvelles données. La conception d'une machine qui creuse toujours plus profond pour améliorer ses capacités apparaît rétrospectivement comme une métaphore prémonitoire assez géniale du processus de « Deep Learning » qui permet aux I.A. génératives tels que
Chat GPT de progresser encore et encore.
À l'heure où la force de frappe des GAFAM s'accroît de jour en jour au point de concurrencer le pouvoir détenu par des dirigeants démocratiquement élus, l'Union imaginée par K. Dick, un gouvernement mondial bureaucratique et froid, dirigé par une machine, fait froid dans le dos. Surfant sur le développement exponentiel de l'I.A., les GAFAM sont devenus une forme d'oligarchie dont le pouvoir est immense et pourrait préfigurer l'avènement d'une forme d'autorité supranationale. En imaginant un abandon de souveraineté des États, confiant leur pouvoir à une I.A. dénommée Vulcain III, K. Dick fait mouche. Si cette prémonition nous conduit à nous interroger sur l'étendue du pouvoir accordé aux GAFAM, elle questionne surtout la manière dont nous devrons gérer le développement fulgurant de l'Intelligence Artificielle.
Malgré une intrigue parfois trop prévisible et une dérive anthropomorphique typique de la S.F. de l'époque, «
Les marteaux de Vulcain », roman aussi sombre que paranoïaque, frappe une nouvelle fois par la justesse des prémonitions dickiennes. le génial auteur américain avait entrevu dès le début des années soixante, la possibilité glaçante de la formation d'un gouvernement mondial, dirigé par une machine « intelligente » dont la soif de pouvoir s'avère insatiable.