Serge Gainsbourg

Prenez un garçon de trente ans, doué pour la peinture, la musique, la chanson, enfin doué pour la vie,
quoi ; mettez-le dans une pièce, avec un piano et un stylo, laissez-le tourner, chercher, laissez-le brûler,
laissez-le faire, faire son trou, son p 'tit trou qui deviendra grand dans le monde de la chanson. Et puis, quand
vous l'aurez laissé chanter, laissé frémir, laissez brûler devant vous ... Vous le Jerez revenir 1
Le prophète Boris Vian présentait ainsi les débuts de Serge Gainsbourg, en 1958, aux 3 Baudets. Quarante
ans après, il est difficile de dire mieux. Serge Gainsbourg s'est consumé et le public en demande encore.
Gainsbourg, pour la plupart d'entre nous, reste une énigme, et je ne peux penser à lui sans évoquer Janus,
le dieu à double face, celui que l'on croit voir et celui qui est. Son magnétisme résulte de cette dualité où
voisinent le sourire et le sarcasme, la tendresse et la dérision, la solitude, la popularité, le désespoir, la provocation,
l'artiste et le commerçant. Contrairement à ce que l'on a souvent écrit, cette dualité ne laisse
aucune place à l'ambiguïté, ne sommes-nous pas tous ainsi faits ? le meilleur côtoie le pire sans que personne
n'ose le dire ou le montrer. Entre Gainsbourg et Gainsbarre, il n'y a pas de cassure, il n'y a que le
refus de l'hypocrisie. Sa manière à lui de pratiquer le don-quichotisme, en partant au combat avec son seul
talent pour armure. Il faut dire que l'armure était belle.
Musicien et peintre, il avait aussi du goût pour la sculpture et l'architecture ... On retrouve tout cela dans
son premier disque 25 cm 33-tours du chant à la une. Couleur, ciselures et construction, Boris Vian n'avait
pas tort, tout était à point, il n'y avait plus qu'à le faire revenir. Ce premier disque eut le Grand Prix de l'académie
Charles-Cros, et trois autres albums suivirent en quatre ans. M. Jacques Canetti pouvait être fier de sa
nouvelle découverte.
Jusqu'en 1965, Gainsbourg donna des chansons a des interp;ètes reconnus ; Catherine Sauvage, Juliette
Gréco, Les Frères Jacques ... ajoutaient leur notoriété à la consécration de l'auteur. Cet aboutissement quelque
peu élitiste ne pouvait satisfaire pleinement Gainsbourg, nous le savons aujourd'hui, mais la surprise fut grande
lorsqu'il signa Poupée de cire, Poupée de son, présentée à l'Eurovision par la nymphette France Gall.
Gainsbourg le provocateur, secouait les oripeaux de l'auteur-compositeur établi et Gainsbarre montrait le
bout de ... son nez. Les femmes, je veux dire les chanteuses, furent les premières à réagir positivement après
le succès de France Gall. Gainsbourg devenait auteur pour dames avec Petula Clark, Régine, Mireille Darc et,
surtout, la plus convoitée de toutes, Brigitte Bardot, dont il aurait peut-être fait une chanteuse à plein temps
si elle n'avait pas été prise de vertige après l'enregistrement de je t'aime, moi non plus.
1969, millésime érotique, le public découvre le couple Birkin-Gainsbourg, et ne sait plus trop s'il s'agit de
réalité ou de fiction. Birkin joue à merveille son rôle de Galatée en pâmoison devant Pygmalion, son metteur
en scène. Il est probable qu'ils ont dû beaucoup s'amuser. je t'aime, moi non plus, réenregistré avec cette
nouvelle partenaire, et distribué malgré tous les avis contraires, provoque un scandale dont se mêlera même
le Vatican, lui assurant ainsi la plus belle campagne publicitaire jamais imaginée pour un disque ... qui se vendra
dans le monde entier à des millions d'exemplaires.
Le Pygmalion devient sulfureux et, par là, populaire. Prenant des airs de connaisseur, chacun parle de son
génie méconnu. Il est bien évident que ceux qui appréciaient Gainsbourg n'avaient pas attendu la rumeur
pour reconnaître son talent. Qu'importe, l'idée est bonne et lui trace une voie royale vers le piédestal, le privant
ainsi des plaisirs secrets de la contradiction et de la marginalité. Heureusement, son vrai talent ne s'embarrasse
pas de cette entrave ... Il parviendra à assumer son génie sans trop de dommages. Il supportera moins
bien la fin de sa belle histoire avec Jane Birkin, qui nous vaut Mauvaises nouvelles des étoiles.
C'est Bambou qui soigne ces bleus de l'âme et lui donne un fils. Gainsbourg se relève et écrit pour Isabelle
Adjani, pour sa fille Charlotte, pour Vanessa Paradis et pour Jane Birkin. En 1984, il enregistre Love on Tbe
Beat avec Bambou. 1985, récital au Casino de Paris, à cinquante ans passés, il devient la nouvelle idole des
jeunes qui achètent son oeuvre intégrale éditée par Phonogram en neuf CD. L'Homme à la tête de chou nous
a quittés en 1991 en nous laissant encore à découvrir dans ses chansons, dans ses films et dans son roman,
Evguenie Sokolov, les secrets de cette angoisse qu'on a plaisir à supporter.