NIETZSCHE, LA RENAISSANCE DE LA TRAGÉDIE.ENTRETIEN AVEC BERNARD EDELMAN, QUI A TROUVÉ UN COMMENCEMENT ET UNE TERRIFIANTE ACTUALITÉ CHEZ LE PHILOSOPHE DE «L'ETERNEL RETOUR», EN LE LISANT COMME «POUR LA PREMIÈRE FOIS».
BERNARD EDELMAN,
NIETZSCHE, UN CONTINENT PERDU, PUF, 368 PP., 139 F.
Par
Robert Maggiori
— 10 février 2000 à 22:21
Assurément,
Bernard Edelman a plusieurs vies. le jour, il est avocat
et juriste, spécialisé depuis le droit saisi par la photographie, longtemps le «label» de son travail dans toutes questions touchant les brevets et la propriété littéraire, les droits de la presse et des biotechnologies. le soir, il est philosophe du droit, occupé à dire ce que le droit dit de l'homme, et à suivre les mutations auxquelles le droit est contraint par les nouveaux pouvoirs que la science donne à l'homme. La nuit, il visite les maisons des philosophes: celle de
Kant, et, aujourd'hui, celle de
Nietzsche.
Nietzsche, un continent perdu vient de paraître.
Bernard Edelman y tente un pari presque impossible: lire
Nietzsche comme «pour la première fois», avec des yeux non pas naïfs mais préparés à n'être aveuglés ni par ce que sa pensée produit d'éblouissant ou d'incantatoire ni par ce qu'elle produit d'effrayant. Il en résulte un livre très nietzschéen, dans son ton et son style d'abord, dans sa méthode de «ressassement», dans ses audaces enfin, puisqu'Edelman n'hésite pas à promouvoir de nouveau, en un sens qu'on laissera découvrir, les thèmes mêmes de
la volonté de puissance, de l'«homme futur», de la surhumanité qui ont valu à
Nietzsche d'être un temps maudit.
Vous cherchiez quoi, dans la «maison de
Nietzsche»?
Mon désir en écrivant cet ouvrage était de redonner à la pensée de
Nietzsche toute sa cohérence, en prenant en considération tous les fragments posthumes, où l'on trouve, à mon avis, tous les soubassements de l'oeuvre. On a trop souvent utilisé
Nietzsche à des fins partisanes ou à des fins purement narcissiques. C'est, d'ailleurs, un très curieux destin philosophique, sur lequel on pourrait s'interroger. Comment rétablir la cohérence? En posant à
Nietzsche des questions toutes simples, naïves même: où est-ce que ça commence? Comment ça se poursuit? Comment est-ce que cela s'achève? Ou, dit autrement, quel espoir peut donner
Nietzsche, lui qui est le philosophe du tragique «amor fati»?
C'est curieux de vouloir chercher, chez le philosophe de l'«éternel retour», un" commencement.
Certes, les mêmes catégories, le Bien, le Mal, le Moi, la Conscience, tournent et retournent sans cesse chez
Nietzsche, sont perpétuellement revisitées dans l'anthropologie, la morale, la religion, la biologie. Et son oeuvre est comme un organisme vivant, dont on ne peut pas dire qu'il débute ici ou là. Pourtant je suis persuadé que, dans son travail même,
Nietzsche commence comme les présocratiques, c'est-à-dire par une théorie du cosmos. Seulement, ce n'est point le chaos héraclitéen, par exemple, mais le chaos de la physique contemporaine, celle qui vient après Newton, celle qui est annoncée par la thermodynamique. Et c'est dans sa réflexion sur le cosmos qu'il découvre
la volonté de puissance, qui est un principe physique, comme Deleuze l'a pressenti. Passant du cosmos à la vie qui est une «erreur» au regard du chaos puisque le temps intervient
Nietzsche pense en biologiste. Et, là encore, il est le fils de son temps: Lamarck, Darwin, sont passés par là. Tout le problème consistera à penser le passage de
la volonté de puissance concept de la physique du chaos au vivant. En deux mots: comment l'énergie du cosmos se transforme-t-elle en énergie vitale, dès lors que cette énergie est saisie par le temps?
Nietzsche physicien et biologiste?
Puis anthropologue, car il lui restera à passer du vivant à l'homme, à l'histoire de l'homme, au destin de l'homme. Ainsi, il me paraît avoir restitué, au niveau le plus général, le parcours philosophique de
Nietzsche. Mais une chose est la restitution du parcours, une autre l'analyse précise et circonstanciée de chaque moment de ce parcours. Là où il me semble avoir innové, c'est dans l'attention portée aux analyses concrètes de
Nietzsche, qu'il s'agisse aussi bien des analyses très fines qu'il fait de la constitution de l'instinct, de la conscience, etc., que des analyses proprement sociales je pense à sa théorie du travail, de la classe ouvrière, de l'éducation" Quelles considérations de
Nietzsche vous paraissent le plus «actuelles»?
Nietzsche nous enseigne cette chose assez effrayante que l'homme est un animal qui s'éduque, un animal d'élevage et d'auto-élevage. Et tout ce qu'il nous dit sur l'instinct grégaire, la peur de la liberté, l'effroi du destin qui nous précipite dans la vitesse aller vite pour, surtout, ne plus penser me semble cruellement contemporain. Enfin
Nietzsche est évidemment un moraliste, mais un moraliste d'un type un peu spécial. C'est, à ma connaissance, le seul grand philosophe qui nous permet de penser, rigoureusement, la bioéthique, à savoir une éthique qui accepte totalement, radicalement, que nous sommes au premier chef des êtres biologiques. En quel sens prenez-vous à votre compte l'idée qu'aurait sonné pour l'humanité «l'heure de midi»? Vous écrivez que nous serions parvenus à l'ère, «à nouveau lumineuse», d'une «volonté de puissance active, gonflée de sève, prête à éclore». Ne craignez-vous pas qu'on vous reproche quelque adoration du «surhomme»?
Nietzsche n'est pas une «idole» et je ne suis pas «idolâtre». Mais une chose est sûre: nous vivons à l'heure d'aujourd'hui un immense gâchis, une immense dégradation. La démocratie ne parvient plus, dans ses formes actuelles, à régler cette déperdition d'énergie, la mondialisation nous transforme en «humanité inhumaine».
Nietzsche ouvre une voie: celle de la «surhumanité». Je pense qu'il s'agit là d'une figure de salut désespéré. Cette voie, en tout état de cause, est un appel. A nous d'inventer d'autres réponses.
Robert Maggiori