Le premier roman d'
Elena Ferrante, et, pour moi, le dernier que j'aie lu d'elle.
Une curiosité donc , comme celle de découvrir les fondations secrètes d'un édifice admiré - et un sujet déjà largement approfondi dans tous ses autres récits: le tortueux , douloureux et passionnel rapport mère-fille.
En lisant en VO le titre , l'Amore molesto, l'amour importun, - et non
l'amour harcelant comme le veut le titre français- je me suis figurée que Ferrante allait nous livrer le "modèle" initial - et à proprement parler, la "matrice" - d'Immacolata, la terrible mère de Lenù dans L'amie Géniale... le début et le résumé semblaient confirmer cette hypothèse : Amalia, la mère de Délia, la narratrice, diffère son arrivée chez sa fille qui l'attend pour fêter son anniversaire, par des coups de téléphone successifs et inquiétants, jusqu'à ce qu'on retrouve son corps, noyé sur une petite plage où la famille allait souvent en villégiature, uniquement vêtue d'un soutien-gorge de luxe en dentelles et de tous ses bijoux. Aucune trace de violence, la mort semble avoir été volontaire. Terrible cadeau d'anniversaire pour sa fille : le suicide de sa mère.
Mais Délia, célibataire , auteur de bandes dessinées , la quarantaine, ne semble pas outre mesure bouleversée, et se lance dans une enquête qui la mène sur les lieux et devant les témoins de son enfance.
Nouvelle hypothèse de lecture: la mort de la mère n'est qu'un prétexte pour la remettre sur la trace douloureuse de sa propre enfance entre un père, peintre raté de chromos pour touristes, et sa mère, gantière puis couturière, jolie et travailleuse inlassable. Très vite le couple se sépare: le mari, jaloux maladif, est brutal et bat sa femme. Son pourvoyeur de tableaux, un certain Caserta, devient l'ami -ou l'amant- de cette femme au rire trop gai, aux cheveux trop bouclés et trop longs.
Cet amore molesto serait non celui d'une mère pour sa fille, mais celui d'un mari qui après vingt ans de séparation est toujours dans les affres de la jalousie et harcèle sa femme à distance jusqu'à la rendre folle, la pousser au suicide?
Pas seulement: le sens du titre se complète progressivement et l'intrigue "policière" devient de plus en plus intérieure: c'est dans les fantasmes de son enfance que Delia, aidée par la redécouverte des lieux - une fabrique de glaces, une chambre, un funiculaire, un tram, une boutique de sous-vêtements, une plage...- reconstitue le puzzle de sa vérité intérieure, dissipe les mensonges d'une sexualité enfantine troublée et pervertie, et trouve, peut-être, au milieu du champ immense des interprétations possibles, une réponse au désarroi et au message final de sa mère, comme un ultime cadeau qui la délivrerait et lui permettrait d'être enfin ce qu'elle veut être.
Ce premier roman de Ferrante contient déjà tous les autres, avec cet incroyable "parler cru" qui est le sien, cette façon directe et dépourvue de façons d'entrer dans le vif, dans la chair, jusqu'au malaise, s'il le faut. Naples est déjà beaucoup plus qu'un décor: grouillant de vie, de cris, d'odeurs agréables ou infectes, de silhouettes ridicules, ambiguës ou franchement inquiétantes.
Délia est une narratrice encore un peu effacée, qui n'a pas la densité des narratrices futures de Ferrante, mais le beau personnage d'Amalia, avec ses robes bleues, ses boucles en accroche-coeur, son rire ravageur, et sa Singer infatigable est un personnage attachant, mystérieux, plein d'ombres et de lumières, vu, comme il l'est, à travers le souvenir fasciné et effrayé de sa fille, à la fois si solaire , si forte, et pourtant si fragile, si menacée..
Elle annonce un peu le personnage tour à tour ambigu et éclatant de Lila...
Ma curiosité n'a pas été déçue, mais peut-être faut-il pour apprécier pleinement cette lecture,avoir lu d'abord , comme je l'ai fait, un peu par hasard, j'avoue, les autres romans de Ferrante, dont ce premier roman est la promesse..