Raboliot est ma quatrième incursion dans l'oeuvre de
Maurice Genevoix, après rroû,
Remi des Rauches et
Tendre bestiaire.
Il a reçu le prix Goncourt en 1925 et c'est un peu
Remi des Rauches poussé à l'extrême : plus violent, plus dur, moins conciliant - et pourtant,
Rémi des Rauches était déjà si cruel avec ses personnages ..., mais aussi plus clair quant aux idées véhiculées, à la tragédie que veut raconter Genevoix et qui est celle de la confrontation entre deux mondes, la défaite des modes de vie ruraux anciens et anarchiques face au monde moderne, policé et réglementé, des seigneurs, des riches et de l'État, pour le dire grossièrement.
On suit donc ici, au lieu des pêcheurs indisciplinés de
Remi des Rauches, un chasseur indiscipliné, un braconnier refusant de se soumettre aux quotas, de se plier au règlement, de se borner aux frontières délimitant la propriété du comte de Remilleret.
L'édition le livre de poche est enrichie des commentaires de
Francine Danin qui explique bien, outre le contexte et la documentation de Genevoix, la structure du récit, comment la tragédie se met en place et se noue : ce qui est beau ici, c'est qu'une véritable analogie est tissée entre
Raboliot (dont le nom signifie "lapin de garennes") et les lapins qu'on le voit massacrer au début, avec sa pauvre chienne Aïcha, victime des hommes.
D'ailleurs, j'ai lu précisément ces passages en caressant mon lapin domestique et je peux vous dire qu'ils sont douloureux : je dirais que ce qu'il y a dans ce roman, qu'il y avait moins dans
Rémi des Rauches et qui fait toute la saveur de rroû (qui reste pour moi son meilleur livre même s'il m'en reste plein d'autres à lire et notamment
La dernière harde et
La forêt perdue), c'est l'ambiguïté.
Raboliot n'est pas un héros à proprement parler : c'est une brute qui tue les animaux à tour de bras, c'est un père qui abandonne femme et enfants à la précarité, c'est un mari adultère qui couche avec la traînée du village dont il a envoyé l'ancien compagnon en prison, c'est un meurtrier, enfin. Mais c'est aussi un homme manipulé et acculé. Il n'est ni innocent ni coupable, là n'est pas la question, il a le choix, mais ce choix implique d'abandonner une partie de son être et on comprend d'emblée qu'il ne saura s'y résoudre.
La souris, fille de Volat et de Flora, qui scelle le destin de
Raboliot en le dénonçant aux gendarmes, est décrite comme n'ayant pas plus de sens moral qu'un animal, comme la victime de son foyer familial violent : « On l'avait trop battue. Tous ces coups qu'elle avait reçus, ils lui avaient tanné le coeur, à force. Il fallait plaindre ce bout de monde, trop durci pour son âge, déjà incapable d'aimer. »
Sa femme, Sandrine, quand elle lui écrit cette fameuse lettre de rupture à la fin, est influencée par ses voisins, par ceux qui veulent mettre
Raboliot hors d'état de nuire, elle est aussi profondément déçue et blessée par son irresponsabilité et sa lâcheté.
Tous les « ennemis » de
Raboliot agissent, au mieux, en croyant être dans leur bon droit, au pire, pour leurs propres intérêts.
Je crois que c'est cela qui me touche le plus chez cet auteur ; les personnages sont décrits de la même manière que sont décrits les paysages. Les hommes, leurs actes et leurs états d'âmes, sont mis sur le même plan que tout le reste à un tel point que c'en est ici vertigineux.
On comprend pourquoi
Raboliot est devenu un symbole pour des revendications qui sont contradictoires aujourd'hui, à gauche comme à droite, telles que l'anarchie, la chasse, l'écologie ou le régionalisme. Effectivement, c'est un roman qui déplairait et écoeurerait bon nombre de vegans anti-spécistes vivant dans les grandes villes … Et pourtant, comme le dit
Charles Stépanoff dans
L'animal et la mort,
Raboliot consomme local et ne soutient pas du tout l'industrie agro-alimentaire, l'agriculture intensive et les réseaux tentaculaires qui alimentent les villes et qui dévastent les biotopes.
C'est qu'on parle ici d'un monde qui « n'existe plus » (ou du moins qui a perdu une bataille), on nous montre des êtres humains qui ne font qu'un avec leur territoire, et
Raboliot est un peu le héros de ces hommes-là.
Le dernier chapitre, la confrontation entre
Raboliot et le gendarme Bourrel, symbolise tout cela.
Malgré le pessimisme et le sentiment tragique qui se dégagent du dénouement et du sort réservé à nos personnages, le narrateur, vivant et même parfois intrusif, décrit avec tant de poésie ces paysages ruraux et ses mutations saisonnières qu'on ne peut s'empêcher de penser qu'en filigrane, la vie et la beauté existent et continueront d'exister malgré les péripéties humaines.
Au milieu de toute cette tragédie bien ficelée, Genevoix s'autorise des moments gratuits, des digressions et des divagations psychologiques qui font toute la saveur du roman, donnent de la densité aux personnages et du corps au récit. Je pense au personnage du beau-père Touraille dont la description de l'atelier de taxidermie est passionnante et qui raconte ou chante à
Raboliot des contes et légendes solognots avec sa femme qui acquiesce à tout ce qu'il dit : « C'est ben vrai. Il a ben raison. »
Je pense à ces magnifiques descriptions de paysages qui ponctuent le roman, interrompent à chaque fois le récit tout en lui donnant une plus-value, une ampleur qu'il n'aurait pas sans elles : on se sent nous-mêmes, lecteurs, appelés par ces forêts, ces étangs, ces collines, comme
Raboliot, on ressent cette envie de s'y cacher, de s'y fondre !
Je pense enfin à cette dernière partie, quand
Raboliot se cache et vit dans la forêt, entre la vie et la mort, et qu'il se remémore sa vie : le temps et les souvenirs se dilatent, c'est le printemps et on est presque là dans une expérience surnaturelle, préfigurant les splendides chapitres d'errance et de mort de rroû …