J'ai passé mes dix premières années d'enseignement à refuser de déroger. J'ai tenu dur comme fer à être un enseignant digne, droit, ferme. Cela m'a demandé beaucoup de contorsions, d'efforts, de souffrances. Puis j'ai compris: l'essentiel n'est pas de refuser de déroger mais de s'interdire d'abdiquer. D'abdiquer sa responsabilité.
En face de soi, au cours de sa carrière, on a quantité d'élèves. Certains, parmi eux, un petit nombre (mais cela suffit à vous miner, à vous décourager), ont un comportement impossible, abominable, pervers, manipulateur. Ils vous roulent dans la farine, ont un certain talent pour la victimisation, ruinent des tonnes de cours, repèrent vos failles, celles de vos collègues. Leur présence finit par diffuser un malaise, le sentiment de quelque chose de scandaleux. A vrai dire, sans eux, tout irait mieux. Ils nuisent, non seulement à leur propre scolarité, mais aussi à celle de leurs camarades, au travail de leurs professeurs, à la vie d'un établissement. C'est intolérable. [...] Il faut dire qu'il n'y a souvent pas grand chose à faire. On n'aurait peut-être pas pu espérer mieux. Il y avait cependant une possibilité de faire un peu autrement. Se sentir responsable de cet élève jusqu'au bout. Se sentir son professeur, malgré lui, malgré nous, malgré tout. Cette attitude responsable n'est en rien une forme d'empathie, de mièvrerie, d'angélisme ou de sadomasochisme. Elle ne se traduit pas, dans un premier temps, en acte mais en esprit. C'est un axe, une idée régulatrice qui, à terme, pourrait quand même changer un peu les choses, nous permettre de sortir de cette logique d'exclusion, de rupture, d'affrontement qui occupe encore trop de place dans l’Éducation nationale.
Dans l'attente d'une véritable formation des professeurs, digne de ce nom, les établissements difficiles vous apprennent, sur le tas, souvent dans la douleur, à peu près tout du métier. En accéléré. Une fois que vous êtes passé par là, vous savez presque tout faire: surveiller un couloir, faire cours, essayer de régler le chauffage, faire cesser une amorce de chahut au dernier rang, expliquer un mot difficile, lutter contre un néon récalcitrant, être sympa, ne pas être sympa, régler mille sortes de conflits différents. C'est aussi un haut lieu d'innovation et d'imagination. Une fois que vous avez compris qu'être enseignant ce n'est pas filer son cours à la becquée, il faut trouver dans l'urgence, tous les moyens possibles pour faire le programme de manière inventive et pertinente. ON tente, on essaie, on se plante, mais on continue et on finit par faire des cours originaux, étranges, qui passent.
Ah, aussi, débarrassons-nous de la question qui tue-qui fâche! Je suis pour le collège unique. Une fois que l'on a donné la possibilité à tous les enfants de suivre le même enseignement, il n'est pas possible, pensable de revenir en arrière. Donner, c'est donner. Ce serait une terrible régression démocratique. Ce serait comme rétablir le suffrage censitaire sous prétexte de faire barrage au vote Le Pen un peu trop fréquent dans les milieux défavorisés. Ce serait comme réinstaurer les premières classes dans le métro parce que certains nous gênent, écoutent la musique trop fort, mettent leurs pieds sur les sièges et perturbent notre voyage. Oui au collège unique, c'est une question de principe.
Si nous voulons savoir que faire pour que nos élèves progressent, nous devons d'abord, quelle que soit notre « option » ou « orientation » pédagogique (je me sens très queer en ce domaine), savoir qui ils sont et ce qu'ils font. Les élèves ne sont pas des pages blanches, ils sont tout imprégnés de leur époque, de leurs références, de leur génération. C'est à condition de les décrypter que l'on saura à qui l'on s'adresse (ce qui est une forme de tact!) et ce qu'il convient de faire pour que ça marche.
Dans le cadre de la Semaine PhiloMonaco 2023
Présenté par Raphael Zagury-Orly
Avec
Mara Goyet, écrivaine
Cécile Ladjali, enseignante
Judith Revel, philosophe
«Apprendre est une expérience: tout le reste n'est qu'information», disait Albert Einstein. Expérience complexe, en vérité, au sens où elle met en jeu les facultés de chacun(e), les savoirs et la volonté, les besoins et les désirs, les émotions, tantôt propulsives (curiosité, satisfaction, joie de la découverte) tantôt répulsives (fatigue, ennui, désintérêt, sentiment d'échec), sinon la personnalité entière de ceux et celles qui sont là pour apprendre, et qui d'une manière ou d'une autre transmettront à d'autres les connaissances dont ils acquièrent la maîtrise, et ceux et celles qui sont là pour enseigner, et qui d'une manière certaine continuent, en le faisant, à apprendre. Ce qui est certain, c'est qu'apprendre ne s'accomplit jamais sous la contrainte, la peine ou la punition, et ne peut être que «philosophie», amour du savoir – car on n'apprend rien s'il n'est aucune appétence, aucun goût pour savoir, si l'on n'éprouve aucune joie à élargir le champ de ce qu'on sait. Arriverait-on à inculquer de force quelques connaissances chez l'enfant ou l'élève, qu'elles disparaitraient progressivement si elles n'étaient alimentées, ensuite, et toute la vie durant, par le goût, l'envie, le désir, le plaisir, la volonté de continuer à apprendre. Mais comment créer cette faste «prédisposition» si elle n'existe pas, si elle est enterrée sous l'ennui, la distraction, la démotivation, des sollicitations autres, sources d'inattention? de quels atouts disposent parents et éducateurs pour faire naître l'envie d'apprendre?
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