L'année 2018 est celle du cinquantenaire de mai 68, qui a donné lieu à des manifestations diverses, de qualité disparate. Or si l'on veut se plonger dans l'atmosphère de cette période et surtout la comprendre, rien de plus simple : il suffit de lire les entretiens que le peintre
Gérard Fromanger a accordés à
Laurent Greilsamer. le livre en lui-même est une page d'histoire que le lecteur s'approprie sans même sans apercevoir. À la fois récit, témoignage et panorama de la situation artistique parisienne de l'après-guerre à nos jours, l'ouvrage est l'un des plus inspirés de la collection « Témoins de l'art » des éditions Gallimard. Il est de surcroît d'une lecture particulièrement agréable pour le farniente d'été : le rythme de l'écriture est vif, les répliques incisives, les évocations suggestives... Ce sont presque des tableaux vivants, qui rendent hommage à la finesse d'observation des deux comparses, qui échangent sur la peinture mais aussi sur la littérature, la politique, le cinéma, l'essor de la voiture dans les années 1960, la crise du marché de l'art dans les années 1990...
Pour autant, il ne s'agit pas de conversations décousues : l'ouvrage est divisé en chapitres thématiques illustrés d'un cahier de reproductions, qui correspondent à des moments précis de la création de G. Fromanger. On commence évidemment par l'enfance et la formation, qui n'ont rien de banal. « Héritier » de sept générations d'artistes, le jeune homme ose ce que son père, un des plus grands experts en joaillerie de Paris, ne s'est jamais permis : devenir peintre ! Obsédé par Picasso – qu'il déteste et cherche à comprendre jusque sur son lit de mort –, ce père très aimé est aussi une figure repoussoir, qui symbolise la France d'antan. Pourtant, Fromanger fils décide de se former à l'ancienne : pendant des années il « se refuse au plaisir de peindre », devient une sorte de « moine du dessin » pour gagner ses premiers succès dans les années 1960 avec des nus gris à l'huile sur toile, inspirés de l'art dépouillé de Giacometti. Il fallait en effet être d'avant-garde, mais sans abandonner la figuration. La récente rétrospective de son oeuvre au Centre Pompidou, en 2016, montre que le pari fut réussi pour Fromanger. Les affiches de drapeaux réalisées entre 1968 et 1970, où le rouge dégouline en coulures ascendantes, s'accordent parfaitement avec les idées pacifistes de l'époque. Des séries « Boulevard des Italiens » de 1971 jusqu'à celles intitulées « Bastille dérives » de 2007, l'artiste s'offre comme le traducteur engagé du monde moderne.
L'intérêt de ces entretiens est précisément de comprendre que pour la génération de G. Fromanger, la peinture a une fonction politique, qui lui donne sa profondeur et son sens. Mais c'est aussi le moyen de partir à la découverte d'un passé, qui malgré sa proximité, paraît aujourd'hui bizarrement lointain : celui de la construction de Beaubourg ou encore des nuits de chez Castel, où se retrouvaient rugbymen, banquiers, artistes et philosophes... Les passages sur
Jacques Prévert,
Michel Foucault,
Félix Guattari,
Jean-Luc Godard et
Gilles Deleuze, tous amis du peintre, complètent cette vie recomposée par petites touches colorées, selon le prisme d'un kaléidoscope toujours mouvant.
Par
Christine Gouzi, critique parue dans L'Objet d'Art 547, juillet-août 2018