Résumer "Le passe-broussaille" serait une entreprise aussi vaine que monotone, et de plus, extrêmement complexe : le récit principal, à la façon des broussailles justement, est entrelacé de récits secondaires, de thèmes récurrents, d'allusions aux romans précédents du cycle des Mythagos et de la forêt de Ryhope. Le roman est à étages et couches superposés, comme un gâteau : plusieurs niveaux de lecture et de récits se rencontrent, entre l'analyse scientifique, mythographique, de certains héros partis dans la forêt pour l'étudier, et la version poétique vécue par d'autres ou par les mêmes savants piégés par leurs mythes et conflits personnels.
Cela veut-il dire que le roman est illisible ? Certes non. Il faut savoir s'y perdre comme dans une forêt, accepter d'être égaré à la façon des chevaliers laissant aller leur monture, certains de trouver une fée au bout du chemin. Le lecteur de Holdstock est dans cet état de rêve éveillé décrit par Freud à propos de la littérature, même si tout le soubassement théorique de cet univers sylvestre et mythique procède plutôt de Jung. Un certain degré de "lâcher-prise" est requis, pour que nous acceptions les tours et détours de la narration, son univers puissamment étrange et poétique, sa temporalité non euclidienne et irrationnelle. Il faut donc à ce chef-d'oeuvre un lecteur souple, imaginatif et adaptable, pas un consommateur passif et paresseux, qui attend tout d'un roman, sauf qu'il le surprenne.
Un fil rouge est cependant détectable ici, qui associe "Le passe-broussaille " aux précédents romans : c'est la relation des pères aux fils. De même que Huxley et Keeton perdent leur fils et fille et recourent à la Forêt et à sa magie pour régler leurs comptes avec eux ou les retrouver, de même ici, Richard Bradley est en quête de son propre fils : c'est la version moderne, familiale, des grandes quêtes des chevaliers errants issus des mythes qu'ils vont justement rencontrer, en chair et en os, dans cette Forêt. Ce lien du sang est profond et donne à l'histoire une grande intensité dramatique.
Donc, la puissance poétique, évocatrice, de ce roman (accessible à ceux qui n'ont pas lu les précédents), est très grande. Il fascine par sa richesse et son foisonnement. Il est à "La tapisserie de Fionavar" de G.G. Kay, autre récit de forêts et de mythes, ce qu'un riche tapis persan aux coloris profonds, est à une carpette élimée.
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On voyait la neige sur les arbres sombres, une tour de pierre qui s'élevait au-dessus des cimes et des épaves de bateau empilées en désordre le long de la côte rocheuse.