C'est la dernière pièce de Hugo créée de son vivant, en 1843 à la
Comédie Française. Cinq ans se sont écoulés depuis la création de
Ruy Blas. C'est qu'entre temps, le théâtre de la Renaissance, censé donner une scène aux Romantiques a rapidement fermé, n'ayant jamais trouvé la rentabilité financière nécessaire.
La chute de la pièce est un autre mythe littéraire qui a la vie dure. La pièce eut en fait 33 représentations, ce qui est un bon chiffre pour l'époque (et on n'hésitait pas à enlever une pièce de l'affiche au bout d'une ou deux représentations) et le registre de la
Comédie Française note le jour de la création « succès contesté » (il y aurait eu une tentative de cabale pour faire tomber la pièce). C'est donc un succès raisonnable, pas un triomphe non plus. Et la réception n'a pas provoqué l'arrêt de la production dramatique de Hugo : l'année 1843 est celle de la mort de sa fille, Léopoldine, qui a eu pour conséquence de tarir toute la production littéraire de Hugo pour un temps. Et ensuite les événements politiques s'en sont mêlés. Banni en 1852 de France, ses pièces interdites de scène, il n'arrête pourtant pas d'écrire pour le théâtre : ce sera «
Le théâtre en liberté » publié après sa mort.
Enfin, 1843 ne marque certainement pas la fin du théâtre romantique ni la fin du théâtre de Hugo : après 1870 (chute du second empire) il s'impose définitivement au répertoire, notamment avec
Sarah Bernhardt.
Les Burgraves ont quand même gardé une très mauvaise réputation, et la pièce est très peu jouée. Mais il faut dire que sa longueur, le nombre de personnages, et des monologues très nombreux et très développés ne la rendent pas très facile à mettre en scène.
Nous sommes en Allemagne, vers la fin du XIIe ou début du XIIIe siècle (la date n'est pas donnée avec précision). Dans un vieux château, quatre générations de burgraves (maîtres de l'endroit) se côtoient). le vieil Job, une sorte de centenaire, se survit dans l'ombre, accompagné de son fils , pendant que les plus jeunes pensent avoir pris les rênes en main. Une mystérieuse vieille femme, Guanhumara quelque peu sorcière ourdit dans l'ombre des complots, et semble vouloir se venger d'injures passées. L'arrivée d'un étrange vieillard bouleverse tout : c'est l'empereur Frédéric Barberousse, que tout le monde croyait mort, mais qui revient pour essayer de remettre de l'ordre dans le Saint Empire germanique, bien mal en point après sa mort annoncée. D'étranges liens semblent l'unir au vieux Job.
Cette pièce est très différente des pièces antérieures de Hugo. Déjà par le fait de placer au centre des personnages âgées, et dont l'âge est vraiment souligné à plusieurs reprises. Nous sommes loin des fougueux jeunes gens prêts à renverser les valeurs établies, à questionner l'ordre social. Non, ici les jeunes sont dégénérés, indignes comme le fils et petits fils de Job et ses amis, ou impuissants comme Régina et Otbert. C'est le centenaire empereur Barberousse qui doit venir restaurer son pays, rétablir l'ordre ancien, meilleur que celui qui est venu se substituer à lui. On pourrait presque trouver du coup Hugo quelque peu réactionnaire à, glorifier le passé au détriment du présent, et si on veut se montrer un brin caustique, se rappeler qu'il est entré à l'
Académie Française en 1841 et qu'en 1845 il deviendra pair de France. Un artiste établi en quelque sorte…
Mais peut-être la plus grande spécificité de la pièce est son écriture, extrêmement poétique, qui se déploie dans de longs monologues, qui plus que faire avancer l'action, expriment des sentiments, des points de vue, créent un climat onirique et trouble. Les événements sont presque au second plan, il s'agit plus de créer un climat, et faire parler le verbe. Il y a une dimension épique, un choc des Titans entre Job et Barberousse. Il y a des références mythiques et bibliques (Caïn). Même si Barberousse est un personnage historique, nous ne sommes plus vraiment dans l'Histoire : tous les autres personnages sont inventés, et l'empereur lui-même, est plus un personnage de légende, un symbole, qu'une véritable personne. D'ailleurs son retour des années après sa mort officielle est une pure invention.
La découverte d'
Eschyle semble avoir été un facteur déterminant dans l'évolution du drame hugolien. Il l'évoque dans la préface de la pièce : les abords du Rhin sont comparés à la Thessalie. Et la grandeur du mythe remplace la marche de l'histoire. Disparaît aussi le mélange des genres : le comique, l'ironie, le second degré n'ont plus leur place lorsqu'il s'agit de chanter les mythes. Car c'est un peu de cela qu'il s'agit ici, plus que de bâtir un récit qui tiendra le spectateur en haleine. La pièce est bien plus une sorte d'épopée scénarisée qu'un roman adapté à la scène.
C'est étrange, fascinant, dérangeant. Un objet très singulier, qui mériterait d'être mieux connu.