MAGNIFIQUE ! Offrez-le vous, offrez-le aux amoureux
De Wilde, aux adeptes des héros déchus et des braves de l'ombre sans laurier.
Javier de Isusi teinte de sépia la dernière révérence d'un irrévérencieux brisé.
Pour cette "Divine Comédie d'
Oscar Wilde", il s'est vu remettre le réputé "Premio Nacional del Cómic", (parrainé tout de même par le ministère de la Culture espagnol!), ses lavis, dégradés de brun, sont superbes et se prêtent parfaitement à cette mise en lumière des sombres années
De Wilde, distillant dans toutes les planches la douceur mélancolique des adieux.
Qui d'autre que de Isusi pour ce recueil de délicatesse? Ce dessinateur et artiste-peintre espagnol s'est révélé très jeune être un adepte
De Wilde. À 7 ans, malade et alité, lui est offert son 1er recueil de contes d'O.Wilde. Après avoir approfondi sa découverte de l'auteur, il illustrera en 2012 "
Le portrait de Dorian Gray" et publiera en 2019 cette "Divine Comédie".
Cette référence à "La Commedia" de
Dante Alighieri (composée entre 1303 et 1321) opère un parallèle entre la descente aux enfers contée par
Dante et celle vécue par Wilde, ruiné par des dettes et frais de justice, renié socialement, et ayant perdu son épouse et ses deux fils.
Car porté aux nues il y a peu, auteur idolâtré de pièces et d'un unique roman, il revêt ensuite l'infamie de son "crime" et la honte de sa condamnation pour "grave immoralité".
Il entretint en effet une liaison tumultueuse avec lord Alfred Douglas, alias Bosie, et fut dénoncé comme sodomite par le père de ce dernier: le marquis de Queensberry. L'écrivain, bien que passible de prison, refusera l'exil et fera face courageusement (ou frappé d'inconscience, voire d'une suffisance suicidaire!) en poursuivant le marquis pour calomnie. Cette attitude lui rapportera un second procès en 1895, toujours contre le marquis. La sentence sera à la hauteur de l'impudence de l'artiste...
Après deux années d'emprisonnement (de 1895 à 1897) dans la terrible prison de Reading pour travaux forcés, il s'exile en France, dans une misère aussi sombre que son succès fut flamboyant. Et n'écrira plus jamais.
Javier de Isusi a construit ce roman graphique sur une alternance
- de moments prélevés dans ces deux dernières années
- et d'interviews fictives (à postériori de la mort
De Wilde) de personnes ayant côtoyé Wilde.
Le procédé est ingénieux et rythme le roman graphique. Les rencontres durant ces deux années, les dialogues qui en découlent, les monologues de l'artiste, tout cela est mis en relief par des entretiens avec ceux de ses rares amis qui ne l'auront jamais abandonné, mais aussi avec
André Gide (qui reconnaîtra avoir pris conscience de sa propre homosexualité auprès
De Wilde) ou le pathétique et veule Lord Alfred Douglas (qu'on devrait selon moi rebaptiser "l'affreux Alfred").
C'est l'occasion pour eux de se confier sur leur relation avec Wilde, de livrer ce qu'ils retiennent de l'artiste, offrant chacun un éclairage ampliatif.
Comment ce brillant écrivain, cet esthète, dandy, amoureux de la beauté, a t-il pu à ce point dégringoler de son piédestal ?
Molière, lui aussi victime expiatoire de la morale pudibonde de son époque, aurait pu lui asséner le célèbre "Que diable allait-il faire dans cette galère?"
À n'en pas douter, Oscar maniait brillamment un art consommé de l'autodestruction, le tout en prétextant la passion.
Or, malheureusement pour lui, il trouva là enfin son "maître", en la personne du toxique Alfred Douglas, qui avec son père, surnommé le "Marquis écarlate" tant il était colérique et irascible, surpassaient largement la moyenne en matière de bassesse, de hargne et de médiocrité... encouragés probablement par leur condition d'aristocrates.
Certainement sa sagacité intellectuelle, et l'adulation qui en découla, créèrent l'illusion chez Wilde qu'il pouvait à sa guise se jouer des codes sociaux et des lois. C'était d'ailleurs l'essence même du charme d'
Oscar Wilde: oser de fines saillies pointant travers et paradoxes, mais si intelligemment formulés qu'on en riait. C'était sans compter sur une hypocrisie propre à cette classe sociale qui se délecte de la chute des icônes qu'elle a elle-même engendrés !
À trop jouer les provocateurs, fort de son succès et de son assurance intellectuelle, Wilde a sûrement fait preuve d'une insolence qui confine à l'arrogance. Et la société victorienne d'alors, si elle se délecta des bons mots de l'artiste, n'était pas prête pour autant à voir ses valeurs puritaines endosser le rôle de dindon de la farce.
Oui, Wilde trimballe son fatras de frasques, à "dîner de jeunes éphèbes", cueillis au caniveau, monnayant leur corps pour vivre, (soulevant la question de leur réel consentement, quand manger à sa faim en dépend...) Mais que n'attendait- elle, cette belle société pétrie de moralité, pour réinsérer ces jeunes hommes en perdition ? Comme si l'aristocratie britannique n'avaient pas, elle, les mains sales!
Anne Perry en dressait un tableau ignoble dans "
La fin justifie les moyens".
Oscar Wilde n'est plus. C'en est fini du fringant dandy britannique, aux
aphorismes percutants et souvent tapageurs. Ne reste de ce brillant et insoumis esthète qu'une silhouette dégingandée, qui se rit de lui-même, en regardant ce flamboyant Oscar comme un personnage qu'il n'est plus. Il promène sur le monde un regard toujours aussi ironique, mais tristement éteint, maniant un certain flegme, non plus anglais, mais nonchalant et désenchanté.
En s'appuyant sur de sérieuses connaissances, de Isusi n'hésite pas à revisiter cette période, quitte à nous livrer des évènements ou rencontres fictionnels. Il nous offre une entrevue imaginaire avec le fantôme d'un
Verlaine, jeune et fringant, qui vient sermonner Wilde :
"Tu t'es toujours délecté de ta propre voix ! de tes trouvailles ingénieuses et de tes brillants paradoxes ! Autrefois tu t'y adonnais en prenant des poses de dandy décadent, en étalant ta vaste culture artistique ! Maintenant tu te drapes dans ton destin tragique et ton infortune sans égale !"
Javier de Isusi a de la tendresse pour son personnage, il crée des scènes particulièrement bouleversantes où
c'est un homme "nu", dépouillé de tout vernis, qui nous est révélé.
Point de volonté de briller, il n'y a plus de public à impressionner, ne reste qu'une triste lucidité :
- "On vient de t'opérer de l'oreille et tu te mets déjà à boire... Tu ne vas pas récupérer, Oscar.
- Cher Robbie. Que devrais-je récupérer ? Ma place dans cette mascarade ? C'est précisément ce dont je suis las. L'alcool aide à ôter le masque et à voir les choses telles qu'elles sont.
- Mais que dis-tu, Oscar ?
- Oui, après le premier verre, tu vois les choses comme tu aimerais qu'elles fussent... Passé le deuxième, tu les vois telles qu'elles ne sont pas... Après le troisième verre, tu vois les choses comme elles sont réellement.
C'est le moment le plus horrible de tous."
Non,
Oscar Wilde n'est plus. À présent, il se fait appeler Sebastian
Melmoth.
Melmoth, la version fanée du clinquant poète. La prison a avalé un Wilde solaire pour recracher un
Melmoth cireux et disloqué. Chez
Oscar Wilde, homme très cultivé, rien n'est laissé au hasard. le pseudonyme de
Melmoth fait référence au roman gothique fantastique publié en 1820 "
Melmoth ou l'Homme errant", de
Charles Robert Maturin (qui était le grand-oncle par alliance
De Wilde).
Melmoth, incarnation de l'anti-héros, dont la vie n'est qu'une longue quête d'un Dieu qu'il ne pourra plus rejoindre...
Non,
Oscar Wilde ne peut plus être. S'être focalisé sur un Wilde brisé, à son crépuscule, est un choix original de l'auteur. Les événements qui précipitèrent l'auteur dans cette déchéance ne sont jamais figurés, simplement évoqués. C'est un véritable "chant du cygne", et l'auteur illustre des scènes bouleversantes où dessins et textes se complètent à la perfection à m'en serrer la gorge.
"- Laisse le public profiter de la pièce... Laisse le pleurer et applaudir... Laisse-lui le personnage... Et laisse-moi baisser le rideau... Ôter le masque... Et... Ne pas sortir saluer... Oui, voilà... Je ne dois pas aller saluer... Cela risquerait d'être mal interprété... Pourquoi pleures-tu Robbie ?
- Parce que tu fais tes adieux..."
Il en est revenu Oscar. Revenu de la vie, ses faux-semblants, sa vacuité.
Lorsque j'étais enfant, j'écoutais sur une K.7 un conte, "
Le Prince heureux"... D'un certain
Oscar Wilde.
La statue éclatante d'un prince, après une vie de plaisir, sans aucun malheur, découvre les horreurs du monde, et contemple le malheur autour de lui. Une petite hirondelle en migration s'arrête à ses côtés et va alors l'aider à adoucir le sort de ses prochains, en le dépouillant à sa demande de ses riches apparats : le rubis de son épée, les saphirs de ses yeux, l'or qui le revêt...
«Feuille à feuille, l'Hirondelle arracha l'or fin jusqu'à ce que
le Prince Heureux n'eût plus ni éclat ni beauté »
Mais l'hiver arrive et l'hirondelle tarde à quitter son ami, répondant fidèlement à ses demandes d'aide envers les plus malheureux. Après une ultime action de charité, elle tombe, morte, aux pieds de cette statue dépouillée de tout apparat, et dont le coeur de plomb se brise alors.
Uniquement focalisés sur les apparences, ingrats et inconscients de ces actions de bienfaisance, les habitants ôtent la statue de son piédestal, en fondent le métal et jettent le coeur brisé et le corps gelé de l'hirondelle aux ordures.
Comment ne pas, enfant, être figée de chagrin à la fin de l'histoire. Et comment ne pas établir de similitudes avec la vie d'
O. Wilde, histoire presque prémonitoire, préfigurant ce destin tragique de ceux qui, admirés et portés aux nues, finissent miséreux et oubliés.
Et comme il est paradoxal de "sourire en pleurant" à l'écoute de cette histoire, car il y a chez Wilde encore du panache, celui des modestes, des humiliés et des reniés, qui sortent sans bruit, sinon celui du vide terrible laissé par une belle âme.
La fin d'
Oscar Wilde aurait pu être vue par le prisme de son misérable enterrement, ultime outrage à cet esprit libre, mais à l'inverse,
Javier de Isusi offre à l'artiste une sublime sortie de scène et à l'homme un hommage émouvant.