Serviteurs de la Ville
Michel Jeury
et collectif d'auteurs français
Flatland, 2022
Cette anthologie est un projet initié par
Michel Jeury, suite à un échange avec
Alain Dorémieux (Opta), qui traîne depuis les années 1970 sans pouvoir aboutir, même après avoir été repris en main à plusieurs reprises. La plupart des nouvelles sélectionnées à l'origine, écrites entre 1975 et 1979 par des auteurs français au fort potentiel, sont parues dans Fiction, mais deux d'entre elles étaient restées inédites. Les éditions Flatland (Lionel Evrard) en ont gardé neuf, parmi les douze sélectionnées par
Richard Comballot, comme « témoignage de ce que fut réellement la science-fiction française des années 1970 », comme il le dit dans son avant-propos qui complète la préface écrite par
Michel Jeury pour retracer et éclairer la genèse de ce projet.
La ville est une et pourtant multiple. Elle s'étend sur tout l'ancien continent. Mille villes se sont rejointes et fédérées, formant une entité télépathe et douée de raison, servie par de hauts personnages à capes rouges qu'elle a choisis pour résoudre les problèmes dont gouverneurs et autres procureurs ne viennent pas à bout. Erwin, fils de deux Serviteurs de la Ville, s'apprête à être intronisé…
« Serviteurs de la Ville », cette nouvelle de
Michel Jeury et
Katia Alexandre – inspirée probablement, selon Michel, par le film Un justicier dans la ville et la ville de New York, caractérisée à l'époque par une grande insécurité – sert de base à ce recueil et certains auteurs vont lui donner une suite directe, comme
Joëlle Wintrebert, par exemple, qui la poursuit avec « Jouir du pouvoir », inédite, tandis que
George Barlow (« Votre humble serviteur ») en reprend lui aussi les codes, mais avec d'autres personnages, dans un texte à chute fort bien maîtrisé. Son Serviteur veut se faire discret pour accomplir sa mission, mais trop naïf, évalue mal les enjeux et les stratégies en action. J'ai apprécié également « Événements furtifs dans une ville d'eau » pour son ambiance. Là encore, pouvoir et séduction vont de pair.
On sent très vite l'empreinte du contexte de l'époque : politisation forte, urbanisation galopante (HLM), sexualité libre – à ce sujet, toutes les nouvelles sans exception en rajoutent une couche à plaisir et on met le turbo dans « La ville est un bordel » de Jan de Fast où le Serviteur organise de gigantesques partouzes censées remédier aux émeutes qui menacent la ville. Mai 1968 n'est pas loin. Encore des émeutes dont les leaders sont manipulés dans « Les bulles du crépuscule » de
Pierre Marlson, une de mes préférées, alors que « La course du Juggernaut », embarque un justicier dans un engin blindé qui sème la mort dans la ville.
Ce recueil se termine en apothéose avec
Jean-Pierre Andrevon et son « Quartier de verdure » qui envahit toute la ville industrielle de Vulcan, la transformant en petit paradis. Par un savant tour de passe-passe,
Andrevon réussit à introduire Sylvain Lanvère de
Gandahar dans son récit pour y jouer le rebelle. Il est vrai qu'à l'époque, Les Hommes machine contre
Gandahar était tout frais éclos.
Il me faut bien avouer que ces Serviteurs de la Ville ne m'ont pas été très sympathiques pour la plupart d'entre eux. Ils ou elles s'arrogent le droit de tuer, voire même de massacrer : la ville d'Angelina est épurée d'une bonne partie de sa population (« le cimetière des aigles » de
Joël Houssin et
Christian Léourier, inédite).
Andrevon ne s'y trompe pas, il tourne ses Serviteurs, fainéants, gloutons de sexe, de bouffe et de grandeur carrément en dérision !
In fine, j'ai trouvé que toutes ces nouvelles étaient excellentes et assez différentes les unes des autres, même si l'on y retrouve des éléments du texte de référence. On pourra regretter que ce recueil n'en comporte que neuf et que des auteurs comme
Christine Renard (« le Minotaure », Fiction n° 291 et
Gandahar n° 16),
Jean-Pierre Fontana (« L'homme noir », Fiction n° 301),
Roland C. Wagner (nouvelle inédite et perdue) n'y figurent pas.
Quelle liberté d'écriture, quelle inventivité ressortent de ces textes ! J'en suis éblouie. Une autre époque, oui, mais quelle époque !
Je remercie
George Barlow de m'avoir envoyé ce livre. CB
Chronique parue dans
Gandahar 37 Humain ♥ Animal en septembre 2023