Les call-girls: Arthur Koestler
le prologue ou entrée en matière de ce roman est assez surprenant puisqu'on découvre Jésus invectivant son Dieu qui l'a abandonné alors qu'il monte au Golgotha sous le poids de sa croix, l'accusant de ne point s'apercevoir des abominations ni de la désolation du monde qu'il a créé. « Eli, Eli, comment peux-tu supporter de voir cela ? O toi obscur esprit, vapeur du désert, ignoble absence, ô tu n'existes pas, tu n'as jamais existé. Rien qu'une parabole, et ma mort, encore une parabole… ! fait l'auteur s'exclamer Jésus agonisant.
le professeur Hector Burch, spécialiste du comportement, accompagné du frère Tony Caspari et de Harriet Epsom se rendent en car au village de montagne de Schneedorf en Suisse pour un colloque pluridisciplinaire organisé par le professeur Nikolai Borisovitch Solovief.
Au cours de la conversation qui bat son plein à l'intérieur du bus, Harriet déclare en une métaphore qui donne son titre au roman, que toutes les sommités universitaires et autres éminents spécialistes qui toute l'année durant parcourent le monde de séminaires en congrès, ici présentes sont
les call-girls de la science ce qui fait sourire d'assentiment Hector et Tony.
Au total, ils sont une douzaine à se retrouver dans le décor alpestre du Kongresshaus de Schneedorf, accueillis par le directeur des lieux Gérald Hoffman. On note quelques personnalités très charismatiques comme le professeur Otto von
Halder , un roi Lear personnifié pour qui c'est l'agressivité qui caractérise l'Homme, et un certain Valenti , neurochirurgien nobélisé et chasseur de lolitas impénitent.
le but de ce rassemblement de sommités mondiales dans leur spécialité : envisager le devenir du monde et en faire élaborer un plan de sauvegarde face à la démence suicidaire de l'homme. Rien que cela !
Ainsi pendant les beaux jours d'un été qui précède une troisième guerre mondiale, douze intellectuels de renom se réunissent pour aborder ces sujets.
Tout commence comme il se doit par les saturnales rituelles du cocktail de bienvenue afin de faire connaissance, quoique, aujourd'hui, les présentations ne soient guère nécessaires, la plupart des invités s'étant déjà rencontrés ailleurs dans les mêmes circonstances.
Nikolai, russe émigré aux États-Unis, l'organisateur, est un personnage étonnant, prix Nobel de physique, pianiste réputé, adepte comme les pythagoriciens des mystères orphiques, pythagoriciens pour lesquels le mystère ultime étaient les formes géométriques et les relations mathématiques. Il est un bon vivant et sa femme Claire le qualifie d'hédoniste mélancolique.
C'est lui qui ouvre la séance par une allocution de vingt minutes. Dans un langage aussi simple que précis, il rappelle les principaux facteurs qui rendent invraisemblable la survie de l'humanité. La conférence, selon lui, a une triple tâche : analyser les causes de la maladie humaine, proposer un premier diagnostic de la situation actuelle, explorer les remèdes possibles.
À la suite les débats s'engagent, philosophiques et scientifiques et rapidement en plus des duels de personnes, il se forme deux clans farouchement opposés sur le constat. Certains participants, les moins audacieux, se contentent pour l'heure d'une vocalisation subliminale ou d'un comportement verbal intériorisé ! Par contre von
Halder persiste à penser et le proclame haut et fort que la tragédie de l'homme est de naître avec des instincts de meurtrier, propos que Harriet confirme en précisant que la tragédie de l'homme, c'est aussi d'avaler goulûment des croyances pour lesquelles il doit tuer et se faire tuer avec un admirable esprit de sacrifice, les critères de la logique ne s'appliquant pas ici parce que le dévouement et l'esprit de sacrifice obéissent à l'émotion et non à la raison.
Solovief abordant la question sous un autre angle explique : « Les dauphins voyagent beaucoup, mais quand ils rencontrent un dauphin étranger dans l'océan, ils n'ont pas besoin d'interprètes. Or l'humanité est divisée en 3000 langues différentes ce qui provoquent des divisions entre les groupes humains. le langage est le principal agent qui fait triompher les forces de rupture sur les forces de cohésion d'un bout à l'autre de l'histoire de notre espèce. » Plus tard évoquant les découvertes de la physique moderne, il rappelle la phrase de
Niels Bohr qui disait que « plus c'est fou, plus c'est beau ! »
Pour le Dr Valenti, l'homme tel qu'il est, est une bévue de l'évolution dont le résultat est que le cerveau ancien et le cerveau neuf, l'émotion et la raison, coexistent péniblement, quand ils ne sont pas en conflit ! Il existe une dichotomie dans les fonctions du cortex ancien et du néocortex qui expliquent les différences entre comportement émotionnel et comportement intellectuel. Ainsi l'homme serait un raté de l'évolution, une sorte de monstre : monstre admirable qui bâtit des cathédrales et compose des symphonies, mais un monstre quand même, affligé d'impulsions innées qui le poussent irrésistiblement à se détruire.
Par son humour, son information, les perspectives scientifiques qu'il ouvre et les réflexions qu'il suscite, ce roman d'Arthur Koestler ne peut que passionner les lecteurs curieux des espoirs fondés sur la science. Sous une forme légère, l'auteur traite de sujets graves. Un livre étonnant aux dialogues soutenus et percutants, qui à chaque page fait réfléchir. Donc à lire absolument.
Extrait : « Parce que l'on est obsédé par les horreurs qui menacent l'humanité, faut-il s'interdire le plaisir d'être en vie ? » Il semble bien que cette sentence optimiste reflète la pensée ultime d'Arthur Koestler.