La thèse, ambitieuse, de cet essai ancien de David le Breton, est que les émotions, confondues ici avec les sentiments et en vérité avec les manifestations de l'affectivité au sens large, relèvent de l'anthropologie en tant que constructions sociales et culturelles. Cette thèse s'oppose évidemment à la fois à une individualisation absolue que pourrait prôner la psychologie, et surtout à l'universalisme défendu par l'évolutionnisme et la socio-biologie.
Pendant une longue partie de la lecture, tout en adhérant en ligne de principe à cette thèse, je me suis demandé s'il n'était pas opportun d'estomper sa radicalité en distinguant les « émotions » des « expressions des émotions » : j'étais en cela encouragé par l'analogie que
Le Breton suggère dès l'introduction entre ses « émotions » acquises et intelligibles par la socialisation, et la langue ; en effet, sa thèse perdrait son antagonisme absolu avec l'universalisme si l'on considérait les expressions des émotions comme l'analogue de la langue et les émotions elles-mêmes comme l'analogue du langage. Cette analogie tient la route aussi bien du point de vue de l'ontogenèse que de la variété des langues comme déclinaison d'une potentialité langagière commune et identique.
Si l'auteur s'en était tenu à cette version modérée de sa thèse, il lui eût suffi de limiter sa démonstration à son Chap. 3 : « Anthropologie des émotions (1) » qui explique l'acquisition psychologique et sociale des émotions, et qui comporte le répertoire des spécificités culturelles d'émotions « intraduisibles » ou ambiguës entre les cultures – typique de l'anthropologie –, ainsi qu'à son Chap. 4 : « Anthropologie des émotions (2) : critique de la raison naturaliste » qui consiste principalement à réfuter les premières observations de Darwin sur les émotions et les expériences de laboratoire (comportementalistes) sur leurs représentations stéréotypées à partir des traits du visage. Mais l'auteur part de très loin, et c'est de l'imprévu d'une inclusion d'éléments apparemment distants du sujet que la version radicale de sa thèse tire sa légitimité.
En effet dans le Chap. 1er : « Corps et symbolique sociale », par un raisonnement par l'absurde, il est question des « enfants sauvages », recueillis ou non par des animaux et ensuite socialisés, afin de démontrer les carences qu'ils présentent dans le développement de toute une série d'émotions que l'on pourrait pourtant considérer comme élémentaires et propres à l'être humain.
Le Chap. 2 : « Corps et communication », est, bien évidemment, celui où se déploie davantage l'analogie entre les émotions et la langue/le langage. Néanmoins, il est consacré aux gestes et autre symbolique corporelle. Ensuite sont considérés des exemples très spécifiques en ce qu'ils possèdent de culturel et de socialement déterminé : le baiser, la langue des signes, la proxémique (distance corporelle dans l'interaction sociale), les coutumes relatives au soulagement des "besoins naturels" (uriner, déféquer, roter, etc.), entre autres. Si le particularisme propre aux cultures est exalté dans ces exemples, leur proximité avec le thème des émotions/leur expression ainsi que l'analogie avec langage/langues ne sont plus toujours manifestes.
Le Chap. 5 : « Voir l'autre : regard et interaction », comporte toute l'ambivalence d'un regard à la fois intrusif et dérangeant parce que « tactile », et d'une absence de regard tout aussi blessante. On peut considérer cette partie de la démonstration comme pertinente du point de vue de la réception et non de l'expression d'une émotion chargée de sens social.
Enfin le Chap. 6 : « Le paradoxe du comédien : esquisse d'une anthropologie du corps en scène », pose aussi, à l'instar du Chap. 1er, une sorte de raisonnement par absurde, dans la mesure où le comédien, par profession, doit feindre toute la palette d'émotions que son personnage lui impose, de la manière la plus réaliste possible afin que le spectateurs soit captivé par la représentation. Les émotions, outre que culturellement créées et signifiantes, sont donc aussi des artefacts. Une dialectique parfois complexe entre les propres émotions du comédien et celles dictées par la pièce, sans oublier l'interaction avec le public, est à l'oeuvre sur scène et dans la salle, que ce chapitre explore brièvement.