Le beau visage de l'ennemi, de
Catherine Lépront ( Ed. du Deuil, 2010)
Guerre d'Algérie : Amitiés au temps des ennemis
Alexandre T est un Français septuagénaire qui n'a pas raccroché de la vie active. Il est scénographe, décorateur de spectacle et se prépare à un voyage en….où doit se jouer la pièce de théâtre dont il prépare le décor. Mais une autre scénographie va se jouer quand, un jour, une jeune fille algérienne, Ouhria ( Houria ?) , médecin, vient frapper à sa porte, insiste pour le rencontrer et lui montrer une photo jaunie par le temps. Alors, le septuagénaire, scénographe, se dédouble, partage sa place avec le jeune officier de Sas qu'il fut durant la guerre d'Algérie, dans une région de la grande Kabylie, en sa phase cruciale, de 1960 à 1961, plus politique que militaire. Entre Ouhria et Alexandre T s'instaure une complicité intime, davantage qu'une dette de l'Histoire attendue de la jeune fille . L'ancien militaire a connu sa famille dans cette « maison des femmes » kabyle, de sa trisaïeule, Tidmi à sa mère Néfissa qui était enfant au moment où arrive l'officier dans cette SAS où le chef de secteur, Zif 1 et Zif 2 et l'appelé du Vercors avaient pour mission de gagner la confiance de la population autochtone. Arrivé sur le tard, dans un contexte de « pacification », après les opérations « Jumelles » et « Challe » Alexandre T se réjouit d'avoir eu enfin le poste « peinard » qu'il convoitait au grand dam de son père, ancien grand résistant à l'occupation nazie. le militaire, sans arme, si ce n'est cette radio qui lui pèse lourd sur son dos quand, d'aventure, il lui arrive de participer, avec les soldats, à un combat contre les fellagas signalés dans le secteur. Mais sa guerre à lui, est d'estomper l' identité de l' « ennemi », la sienne et celle de la population villageoise dans laquelle, à force de travaux de biens publics, il tente de s'y fondre par une connaissance des coutumes et du parler locales. La maison des femmes, que régente Tidmi, la trisaïeule de Ouhria, omniprésente dans le roman. Les hommes restés au village, dont l'oncle, sont des harkas, effacés de la scénographie, comme encombrants pour le chef de secteur qui prône une véritable osmose entre le « soldat laboureur » et les populations villageoises. Tidmi est la patriarche de la maison des femmes. Féministe, très au fait d'une modernité avant l'heure, elle est, pour Alexandre T, une possibilité humaine à travers laquelle s'estompe le « visage de l'ennemi ». Il lui a même promis de l'emmener voir la mer à Alger. Dans l'atelier du septuagénaire, entre Alexandre T et Ouhria, défilent des galeries de portraits arrachés au silence du temps, à une amnésie qui s'est avérée impossible. Ouhria écoute plus qu'elle ne parle, ne pose des questions, si ce n'est quelques exclamations à propos du souvenir récurrent de Tidmi. Mais est-elle venue remuer un passé vieux d'un demi-siècle en ce septuagénaire qui a décidé de « ranger » ses souvenirs définitivement dans des cartons en ce lieu délabré pour reconstituer une généalogie qu'elle connaît ? Non, la photo qu'elle veut montrer à l'ancien soldat, intime de Tidmi et de sa maman qu'il a tenu, enfant, sur ses genoux, n'est pas extraite d'un album de famille. Alexandre T ne l'avait jamais vue. Mais il s'y reconnaît, jeune soldat, le bras sur l'épaule d'un jeune homme de la maison des femmes, Driss, avocat, revenu au village, après de brillantes études à Alger, petit-fils qui fait la fierté de Tidmi.
Ce personnage de Driss, grand-père de Ouhria, n'apparaît qu'au trois quart du roman alors même qu'il en constitue l'énigme que cherche à percer sa petite fille Ouhria. Pourquoi est-il revenu au village, lui, promis à une belle carrière d'avocat, pour, dans cette « désolation » comme il le dit lui-même, s'y marier et être assassiné dans une « zone interdite » on ne sait comment ni par qui en cette année 1961. Sa présence au village éveille les soupçons du chef du secteur qui voit en lui un agent infiltré du FLN. Alexandre T, gagné par l'ennui et surtout par la solitude, le vide laissée par Yvelines, son amante à laquelle il ne cesse d'adresser des lettres numérotées et qui hante encore, par sa silhouette on aurait dit de top-modèle, l'atelier désaffecté au point où Alexandre voit en la jeune algérienne, Yvelines, trônant avec son fume cigare, élégamment vêtue. Yvelines ne veut pas entendre parler de cette guerre. Elle veut sauver son amour. Un temps, elle exhorte son musicien de déserter les rangs et de la rejoindre par tous les moyens, un temps, elle se ravise,lui conseille plutôt de se faire oublier, l'essentiel, lui avait-elle dit est qu'il lui revienne entier. Au moment où Ouhria est venue rompre la solitude du vieil homme, Yvelines est morte emportant avec elle la douceur du paysage marin et les dernières parcelles d'amour vécues avec Alexandre T. le personnage d'Evelyne, en retrait de la guerre d'Algérie, est le versant de la vie intime d'Alexandre T qui, par elle, se donne une raison de vivre la guerre dans le djebel Kabyle à défaut de la faire. de la vivre par cette nouvelle amitié inattendue, avec, le petit-fils de Tidmi, l'aïeule, le père de Nafissa, grand-père maternel d'Ouhria, mort si jeune, absurdement. Ce retour de Driss dans sa montagne Kabyle inquiète aussi Alexandre T dont la responsabilité au sein de la SAS est de signaler à sa hiérarchie tout départ et toute arrivée au sein de la population villageoise. Mais, Driss, fût-il le « nouveau visage de l'ennemi » n'est pas un fellagha. Alexandre et Driss sympathisent mais restent, l'un vis à vis de l'autre, quelque peu sur leurs gardes. Certes, ils se voient, se promènent. Toute la SAS, le chef de secteur, l'appelé du Vercors, Zif 1 et Zif 2, les deux soldats, ainsi surnommés par les habitants du village, assistent à son mariage, le félicitent et participent aux réjouissances. Mais, il y a comme une ombre qui plane entre le jeune avocat et Alexandre. La mort de Driss reflue dans l'atelier du septuagénaire et met en confiance Ouhria qui ne s'attendait pas à une telle catharsis de l'ancien militaire.
Ouhria pénètre de plus en plus dans l'intimité d'Alexandre T et participe même aux travaux de la préparation du décor de la pièce théâtrale. Alexandre T , qui s'est refusé jusque-là, à ouvrir les archives de « sa » guerre, déballe les cartons poussiéreux et fait découvrir à la jeune Ouhria sa collection de portraits qu'il a « croqués » au village kabyle, des portraits au crayon réunis sous le titre générique «
le beau visage de l'ennemi ». Il déballe ainsi un pan, court mais chargé de tensions, de sa vie de soldat français en Algérie. La venue d'Ouhria lui a sans doute permis de voir plus clair en lui-même, de guérir d'une mémoire blessée, d'une honte, d'une peur, d'une solitude, avec lesquelles il est resté enfermé dans sa conscience. Artiste et militaire ne s'opposent-ils pas, ne sont-ils pas aux antipodes l'un de l'autre ? La jeune algérienne, représentant une troisième génération de l'après-guerre ( son arrivée chez Alexandre T date des années 1990). Ainsi, deux générations se rencontrent en France que tout sépare mais que tout réunit finalement dans une mémoire complexe, vive, généreuse, et, pour tout dire, humaine.
Sur le plan de sa construction formelle, le texte s'offre à lire dans une rythmique polyphonique. L'auteur a choisi le style indirect libre, sans avoir recours au dialogue comme si cela traduisait une impossibilité de vivre le présent d'énonciation. Une musique syntaxique, une participation harmonisant le présent et le passé dans des allers-retours sans cassures. Plusieurs énoncés sont mis entre parenthèses comme si l'auteur s'adressait au lecteur et le mettait dans des confidences sur tel personnage, tel fait, tel détail). La guerre n'est jamais décrite dans sa réalité cruciale, mais elle n'est pas pour autant un décor en filigrane. Elle est insidieuse, dans la conscience des protagonistes qui mènent une autre guerre, à eux, intimes et personnelle. D'où ce télescopage entre les histoires intimes de Tidmi, d'Alexandre T, de Driss, emportés par un mouvement irrépressible de vivre malgré la guerre et cette grande Histoire pour laquelle l'auteur note au passage les grands faits politiques de cette période décisive de l'indépendance de l'Algérie. Pour autant, Alexandre T et Ouhria l'ont-ils vaincu cinquante ans après ?
L'esthétique de ce roman rappelle celle, puissante, du roman
Des hommes de
Laurent Mauvignier. Les deux romans partagent la même période historique et mettent en contiguïté l'histoire personnelle des protagonistes et la grande Histoire.
Rachid mokhtari
Ecrivain-journaliste