« Ecrire un poème après Auschwitz est barbare, car toute culture consécutive à Auschwitz n'est qu'un tas d'ordures » pensait
Theodor Adorno.
Heureusement pour nous,
Primo Levi a écrit. Ce magnifique recueil en témoigne, avec rage et sensibilité.
«
A une heure incertaine » (« Ad ora incerta ») : ces mots sont empruntés à
S.T. Coleridge :
« Since then, at an uncertain hour,
That agony returns:
And till my ghastly tale is told
This heart within me burns ».
Dans la préface de la première édition de AD ORA INCERTA,
Primo Levi se demande, pourquoi, pourquoi la poésie.
«Je suis un homme. Moi aussi, [...] j'ai cédé à cette impulsion: elle est inscrite, semble-t-il, dans notre patrimoine génétique. À certains moments, la poésie m'a paru mieux indiquée que la prose pour transmettre une idée ou une image. Je ne saurais dire pourquoi, et ne m'en suis jamais soucié...»
Cette question, du pourquoi, nous renvoie à son récit autobiographique
SI C'EST UN HOMME. (qui est aussi le titre de l'un des
poèmes du recueil)
«Et justement, poussé par la soif, j'avise un beau glaçon sur l'appui extérieur d'une fenêtre. J'ouvre, et je n'ai pas plus tôt détaché le glaçon, qu'un grand et gros gaillard qui faisait les cent pas dehors vient à moi et me l'arrache brutalement. «Warum?» dis-je dans mon allemand hésitant. « Hier ist kein warum » (ici il n'y pas de pourquoi), me répond-il en me repoussant rudement à l'intérieur. »
Mes mots n'étant rien face aux siens, j'isole juste 5
poèmes.
Le décathlonien
(…) « Dans les tribunes, vous m'avez sifflé,
je l'ai très bien entendu.
Mais qu'attendez-vous donc de nous ?
Que nous demanderiez-vous encore ?
De prendre notre envol ?
De composer un poème en sanscrit ?
D'arriver au bout du pi grec ?
De consoler les affligés ?
De mettre en oeuvre la pitié ? »
Donnez-nous
« Donnez-nous quelque chose à détruire,
Une corolle, un coin de silence,
Un compagnon de foi, un magistrat,
Une cabine téléphonique,
Un journaliste, un renégat,
Un supporter de l'autre équipe,
Un réverbère, une grille d'égout, un banc public.
Donnez-nous quelque chose à érafler,
Un mur neuf, la Joconde,
Une aile de voiture, une pierre tombale.
Donnez-nous quelque chose à violer,
Une adolescente timide,
Un parterre de fleurs, nous-mêmes.
Ne nous méprisez pas : nous sommes
Des messagers et des prophètes.
Donnez-nous quelque chose qui brûle,
Offense, lacère, défonce, salisse,
Qui nous fasse sentir que nous existons.
Donnez-nous une matraque ou une Nagant,
Donnez-nous une seringue ou une Suzuki.
Plaignez-nous ».
Le survivant
Since then, at an uncertain hour,
Depuis lors,
à une heure incertaine,
Cette souffrance lui revient,
Et si, pour l'écouter, il ne trouve personne,
Dans la poitrine, le coeur lui brûle.
Il revoit le visage de ses compagnons,
Livide au point du jour,
Gris de ciment,
Voilé par le brouillard,
Couleur de mort dans les sommeils inquiets;
La nuit, ils remuent des mâchoires
Sous la lourde injonction des songes,
Et mâchent un navet inexistant.
«Arrière, hors d'ici, peuple de l'ombre,
Allez-vous-en. Je n'ai supplanté personne,
Je n'ai usurpé le pain de personne,
Nul n'est mort à ma place. Personne.
Retournez à votre brouillard.
Ce n'est pas ma faute si je vis et respire,
Si je mange et je bois, je dors et suis vêtu.»
Ils étaient cent
(…) « « Arrière, allez-vous-en, spectres immondes :
regagnez votre vielle nuit ».
Nul ne répondit, mais, par contre,
Tous, en cercle, ils avancèrent d'un pas ».
11 février 1946
« Je te cherchais déjà dans les étoiles
En les interrogeant lorsque j'étais enfant,
J'ai questionné de même les montagnes,
Mais elles ne m'ont donné que rarement la solitude et une paix trop brève.
Parce que tu me manquais, dans les soirées trop longues,
J'ai médité cet insane blasphème,
Que le monde était une erreur de Dieu,
Que j'étais moi-même une erreur au monde.
ET quand, face à la mort,
J'ai crié « non » de tout mon être,
Et que je n'avais pas encore fini,
Et que j'avais encore bien trop à faire,
C'est parce que tu étais, je t'ai vue, devant moi,
Toi, et moi près de toi, comme aujourd'hui,
Un homme et une femme, en plein soleil,
Si je suis revenu, c'est que tu étais là ».