Etoiles Notabénistes : ******
At The Bay
Traduction : Marthe Duproix pour Stock
ISBN : Inconnu pour l'exemplaire ci-dessus et non encore utilisé pour l'"Intégrale" de Mansfield paru chez Stock et dont cette nouvelle est extraite.
Comme promis, nous retrouvons ici la famille Burnell, alter ego littéraire de la famille natale de Katherine Mansfield. le nourrisson que Linda venait de mettre au monde dans Prélude a un peu grandi et nous confirme, dans un passage très explicite mais non retenu parmi les extraits choisis, ce que nous disions déjà auparavant de l'amour maternel que Linda est censée porter à sa petite tribu : Isabel, Kezia et Lottie, les trois petites filles que nous avions déjà découvertes à l'oeuvre dans Prélude, et le tout dernier, ce benjamin qui ne semble pas encore avoir de prénom (à moins que Linda, dans sa langueur et son indifférence naturelles, ne l'ait oublié.)
La scène est charmante - aussi charmante que glaçante en sa fin. La jeune mère se repose dans le vaste jardin, à l'arrière de la maison, bien à l'ombre sur sa chaise longue, alors que tout le monde a filé à la plage toute proche - c'est la saison des bains de mer. On lui a laissé la garde du petit, probablement installé dans un couffin. Dans la chaleur du soleil néo-zélandais, avec les mille bruissements qui agitent le feuillage des arbres si hauts à l'ombre desquels il repose, au milieu du chant des oiseaux et cerné par le va-et-vient affairé de toute la faune habituelle en cette heure qui est souvent pour elle celle du déjeuner, le nourrisson ne sait plus ni où ni que regarder. Vient l'instant où ses yeux se posent sur sa mère, qui pense, comme d'habitude, à tout autre chose qu'à ce qui l'entoure. Toutefois, se sentant observée, ce qu'elle aime tant puisque c'est signe qu'on s'intéresse à elle, Linda finit par s'interroger. Elle se rend alors compte que c'est son fils, et lui seul, qui la regarde. Un regard malicieux et aimant, l'un de ces regards que les bébés ont pour celle qui leur a donné la vie et que leur instinct repère presque d'office, à l'odeur lorsqu'ils sont à peine nés, au battement du coeur également qui les apaise et aussi en raison de ce quelque chose d'aussi mystérieux que puissant qui fait, que la figure maternelle soit bonne ou mauvaise, qu'elle demeure à jamais la Mère, jusque sous les doigts du fils poussé à bout qui l'étrangle.
Nous ne saurons jamais si le rejeton mâle de la belle Linda Burnell, née Fairfield, à qui, en dépit de ses quatre grossesses successives, son prénom continue à si bien convenir, tentera un jour de l'étrangler. Pour l'instant, un dialogue muet s'instaure entre elle et lui. Et c'est là que Linda, toujours dans ses pensées, avoue au lecteur que non, elle n'aime pas ses enfants. Quoique ce petit ... Peut-être ... Est-ce parce qu'il s'agit d'un garçon ? Ou bien tout simplement parce qu'il était là au bon moment, celui où elle avait envie que, dans cette maison désertée, il traînât encore quelqu'un pour prêter l'attention qu'elle estime due à sa personne ? Toujours est-il qu'elle s'intéresse un moment à lui, et ce très sincèrement. Mais, le regard de l'enfant ayant été attiré par un mouvement dans les arbres, dès lors que cette pauvre petite chose, qui n'a pas encore six mois, fait mine de se désintéresser de sa mère, celle-ci en conclut que non, définitivement, elle ne peut pas aimer ses enfants.
Des enfants qui, loin d'elle, toujours si loin d'elle et tout en admirant sa beauté et son raffinement, mènent très bien leur vie sous la houlette généreuse et attentionnée de leur grand-mère, Mrs Fairfield. Comme dans Prélude, cette petite femme menue, pourtant d'un âge certain, est partout à la fois et veille à tout, avec l'aide, il est vrai, de son autre fille, Beryl, encore célibataire mais toujours fraîche et qui ne désespère pas de se marier. En attendant la concrétisation de ses rêves, ses besoins de jeune femme en bonne santé s'accroissent, surtout en cette atmosphère estivale où les gens se fréquentent avec plus de facilité et ont plus souvent l'occasion de se réunir pour une fête ou une party sans façons. Beryl s'est d'ailleurs rapprochée de Mrs Henry Kember, fréquentation que sa mère voit d'un assez mauvais oeil. Disons que, pour l'époque, Mrs Kember, la seule femme de leur cercle à s'autoriser cigarette sur cigarette, passe pour une femme au mieux libérée, au pire évaporée, voire dépravée. D'un physique banal - qui ne l'a peut-être pas toujours été - dotée d'une fortune confortable, elle a aggravé les choses en épousant un homme de dix ans plus jeune qu'elle. Qui mieux est : cet homme est un Adonis, en tout cas selon les canons de l'époque. Et, s'il ne faut pas être particulièrement malin pour deviner les raisons qui poussent Beryl à fréquenter de si près Mrs Kember, peut-être vaudrait-il mieux bénéficier d'un peu plus d'expérience pour imaginer pourquoi Mrs Kember, laquelle a pourtant bourlingué pas mal, recherche elle-même pareille relation. Enfin, nous vous laissons juges de la situation, à la toute fin de la nouvelle.
Quant à l'Homme de la famille, à savoir l'inénarrable Stanley Burnell, il est toujours aussi actif en ses bureaux, toujours aussi peu présent pour les membres de sa maisonnée, à l'exception de sa chère Linda dont il est, comme de bien entendu, toujours aussi follement amoureux. (A notre grande surprise, nous apprendrons d'ailleurs que Linda est certaine, de son côté, d'être amoureuse de lui et ne déplore, en son héros, qu'une seule facette : l'obligation de se retrouver enceinte plus souvent qu'elle ne le désirerait). Pour en revenir à Stanley le Magnifique, ajoutons qu'il est également toujours aussi convaincu de l'importance de sa propre personne (il n'a pas tout-à-fait tort car ses revenus font tourner une lourde maisonnée) et que, par conséquent, tout, chez lui, doit tourner autour de ladite prodigieuse personne. On dit souvent que les extrêmes s'attirent mais, dans le cas de Linda et Stanley, c'est plutôt l'extrême ressemblance de leur caractère qui les a poussés à s'unir, le besoin congénital d'activité de l'un servant à merveille l'indolence tout aussi innée de l'autre et la beauté de la seconde, son charme et ses bonnes manières rehaussant comme il se doit le statut social du premier.
Nouveauté dans le paysage : l'approfondissement des traits de Jonathan Trout, le beau-frère de Stanley, un bel homme à barbe noire et à voix de stentor, déjà aperçu en silhouette dans Prélude mais qui se révèle ici plus attirant et aussi bien plus intelligent que Stanley. de neuf heures jusqu'à dix-sept heures, Jonathan travaille dans un bureau, afin d'élever ses deux enfants (Pip et Rags, dont nous avions déjà fait la connaissance) mais, s'il rêve de s'évader, il confesse à Linda qu'il ne le fera jamais. Pourquoi ? Oh ! non pour préserver l'adolescence de ses fils, auxquels il semble pourtant vouer une affection sincère, mais tout simplement par paresse et par manque d'ambition. Notons que l'une des rares choses qui lui cause toujours un très grand plaisir, c'est d'ennuyer et d'impatienter le digne Stanley (encore plus de le mettre en retard), notamment en lui gâchant sa baignade matinale par tous les moyens ...
Mais "Sur la Baie" vaut surtout parce que, pour la première fois, dans l'étincelante luminosité qui nimbe la nouvelle - Mansfield y atteint à une incroyable palette de couleurs et d'éclat dans les descriptions qu'elle donne de la Nouvelle-Zélande de son enfance - l'auteur nous y livre, en un parallèle tout aussi impressionnant, sa première rencontre non avec la Mort mais avec l'idée de la Mort. Pour l'enfant encore très jeune qu'est la petite Kezia, la Mort n'est qu'un mot, une abstraction. Elle sait par exemple que son oncle William, celui qui vivait en Australie, est mort - et ceci bien qu'il ne fût pas vieux. Seulement, lors de l'un de ces chauds après-midi consacrés en principe à la sieste mais durant lequel l'enfant discute à bâtons rompus avec sa chère Grand-Mère (dont elle est la préférée et qu'elle-même adore et vénère), Kezia réalise que, un jour ou l'autre, tout le monde meurt. A la question qu'elle lui pose, Mrs Fairfield admet qu'elle aussi, Kezia, un jour ... Qu'elle ne veuille pas mourir n'y fait rien : c'est la loi pour tous. Mais ce n'est pas l'idée de sa mort à elle, Kezia, qui paralyse brusquement l'enfant, c'est l'idée qu'un jour, sa grand-mère, elle aussi, disparaîtra. Ce qui signifie qu'elle ne la verra plus, qu'elle ne l'entendra plus, qu'elle sera séparée d'elle, qu'elle sera seule et que personne ne la protègera plus ...
Le petit dialogue qui amène Kezia à cette amère constatation rappellera peut-être certaines choses à nombre de lecteurs. Toujours par petites touches qui n'ont l'air de rien, Mansfield nous fait appréhender l'une des plus terribles réalités de l'existence, avec son cortège de peurs, d'angoisses, de désespoir et de solitude morale. La scène est émouvante et même parfois drôle, du fait du franc-parler de l'enfant et de la vision de la Grand-Mère, absorbée par son tricot. Mais, justement, la quiétude qui préside en apparence à cet échange, si elle adoucit çà et là le propos, l'aiguise tout autant et le rend plus tranchant, plus inexorable. La scène a beau s'achever dans un jeu entre la grand-mère et la petite-fille, on sait que Kezia - et, à travers elle, celle qui la recréera un jour sur le papier - vient de saisir toute la profondeur de ce mystère abyssal, de cette loi qui s'impose à toutes et à tous et qui, ce faisant, abandonne les survivants à une tristesse qui croît chaque jour et qui finit par les user jusqu'à ce moment où, enfin, leur heure aussi arrive à échéance, au cadran impassible de la Grande Horloge du Temps ...
L'heure du seul écrivain dont Virginia Woolf eut la franchise de se déclarer jalouse, devait sonner le 9 janvier 1923, au prieuré d'Avon, près de Fontainebleau - un retour somme toute logique en notre pays puisque le vrai nom de l'écrivain était "Beauchamp." Nous ne savons pas, par contre, depuis combien d'années la petite Kezia attendait de retrouver la grand-mère qu'elle nous dépeint avec tant d'amour dans "Prélude", "Sur la Baie" et "La Maison de Poupées" ... ;o)
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