Mo Yan n'est pas un auteur… moyen (bon, ça c'est fait) : il vient de recevoir le prix Nobel de littérature en 2012, et sa notoriété, qui était déjà bien installée en France, s'en trouve encore renforcée. Ce Nobel venu de Chine est donc populaire (fait également).
Il est toujours intéressant de lire, même par curiosité, un
Prix Nobel.
Mo Yan a produit des pavés aux titres insolites comme Beaux seins belles fesses ou
le supplice du santal, mais également quelques courts romans, parmi lesquels
le Chantier (environ 210 pages), idéal pour un premier contact avec l'auteur.
Nous sommes en pleine révolution culturelle, dans les années 60, dans une province oubliée de la Chine maoïste. Une route en construction conduit un groupe d'ouvriers aux abords d'un village. Des écoliers conditionnés pour propager la pensée de Mao Zedong se pointent pour soutenir le moral des travailleurs. Ces ouvriers, on le comprendra plus tard, sont d'anciens délinquants purgeant une peine légère en effectuant quelques travaux d'intérêt général pour se racheter une conduite aux yeux du régime.
Les conditions de travail sont difficiles et la maigre pitance n'est distribuée qu'avec parcimonie, c'est le régime qui veut ça (oui… bon). Yang Liujiu qui dirige
le chantier, essaye néanmoins de faire au mieux pour améliorer l'ordinaire de ses ouvriers, par exemple en donnant l'occasion à l'un d'entre eux de pratiquer son sport favori : la pêche au gros, on parle ici de la pêche au gros chien. Yang Liujiu a un compte à régler avec l'animal qui l'empêche d'accéder au domicile de la belle Bai Qiaomai, sa maîtresse – celle du chien, mais Yang Liujiu voudrait également qu'elle fût la sienne. On le voit, les motivations de Yang Liujiu ne visent pas uniquement à rassasier la populace, elles sont assez tordues mais pas trop difficiles à interpréter. le chien en question ne tarde pas à mordre à l'hameçon et à agoniser dans d'atroces souffrances pendant plusieurs pages. Cet acte de cruauté et de barbarie et la mise à mort insoutenable de l'animal pourraient suffire à eux seuls à donner l'idée à
Brigitte Bardot d'envisager une fatwa et de se lancer dans une nouvelle croisade destinée à relancer sa carrière. Et ceci n'est que le début, je vous laisse découvrir la suite dans le roman.
Une fois le chien transformé en nems, l'ordinaire amélioré et les panses prolétariennes bien remplies, les catastrophes vont rapidement se succéder, non pas pour le chien, qui a maintenant eu son compte, mais pour ces damnés de la route damée.
Le style de
Mo Yan, contrairement à celui de ses personnages, est élégant et raffiné. le roman se lit donc avec fluidité et facilité, sous réserve d'avoir l'estomac bien accroché, et de ne pas être rebuté par les scènes gores ou les drames difficilement soutenables qui seront le lot quotidien des protagonistes : l'escamoteur de chien et sa famille, le cuisinier bossu du chantier, la jeune vendeuse de ciboules, etc.
Mo Yan expose simplement les faits, raconte les histoires individuelles de ses personnages, qui seront le plus souvent d'une infinie tristesse ; il ne dénonce pas, si ce n'est de façon assez subtile, les abus et les méfaits du régime chinois (une dictature, faut-il le rappeler), ni même l'hypocrisie des discours du Parti, supposés redonner le moral aux camarades révolutionnaires.
Mo Yan cherche plus à explorer et à éclairer d'une lumière crue les facettes sombres de l'âme humaine : cruauté, cupidité, concupiscence, jalousie, soif de vengeance ou de pouvoir… que l'on découvre comme les composantes universelles de chaque « civilisation » humaine.
Un étrange épilogue laisse en plan les protagonistes du roman (dont nous ne connaitrons pas toujours la destinée) sur cette route inachevée, et nous propulse soit de nos jours sur un chantier similaire, soit quelque temps après, une nouvelle équipe – avec son lot de nouveaux drames humains – ayant remplacé l'ancienne. La construction d'une route est clairement le symbole d'un avenir maîtrisé, d'une civilisation qui sait où elle va. La révolution est toujours en marche. D'autres écoliers viendront soutenir d'autres ouvriers. En fait rien n'a changé, finalement. Au lecteur de se faire une idée sur les progrès accomplis et le chemin parcouru, tel semble être le dernier et subtil message de
Mo Yan.