J'ai rêvé tellement fort de toi,
J'ai tellement marché, tellement parlé,
Tellement aimé ton ombre,
Qu'il ne me reste plus rien de toi.
Il me reste d'être l'ombre parmi les ombres
D'être cent fois plus ombre que l'ombre
D'être l'ombre qui viendra et reviendra
Dans ta vie ensoleillée.
Ce poème m'a cueillie un jour, alors que je visitais le mémorial des martyrs de la Déportation, sur l'île de la Cité à Paris. Touchée au coeur, j'ai découvert
Robert Desnos.
Ce poème, qui date de 1926 a été retrouvé sur lui à sa mort en juin 1945. Il semble tellement prémonitoire qu'il aurait pu l'écrire dans les dernières heures de sa vie, pour la femme qu'il aimait alors qu'il n'était plus que l'ombre de lui-même, atteint du typhus, dans le camp de Terezin.
Ce poème termine le livre de Gaëlle Nohant «
Légende d'un dormeur éveillé », un roman sur la vie du poète, un des plus beaux romans que j'ai lus.
Ça commence par un petit cours sur le surréalisme, instructif et très documenté que l'autoritaire
André Breton rend un poil rébarbatif mais c'est ici que se présentent presque tous les protagonistes de la vie de
Robert Desnos. On y fait bien sûr sa connaissance, on y découvre son enthousiasme, sa curiosité, sa sensibilité, ses amours dans un Paris entre deux guerres qui concentre tout ce qu'il faut voir, entendre et vivre de fêtes, de musiques, de peintures en dépit d'un quotidien difficile pour les petites gens et les artistes qui peinent à gagner leur croûte. Ensuite, du travail pour
Robert Desnos, il y en a presque trop, entre journalisme, poésie et participations diverses à l'écriture de pièces de théâtre, de scénarii, de publicités… et puis viennent la crise, le fascisme, l'occupation de Paris, les amis et les
libertés à peine retrouvées sont menacées,
Robert Desnos entre dans un réseau de résistance. La dernière partie, la plus touchante (prévoyez des mouchoirs), se présente sous la forme d'un journal, celui de Youki, si folle, si insaisissable, si frivole et légère, qui semble si détachée du monde terrifiant qui l'entoure et qui se jette corps et âme à la recherche de celui qui ne l'a jamais quittée et qu'elle a ignoré si souvent.
Gaëlle Nohant écrit magnifiquement bien, sa plume poétique et imagée m'a séduite dès les premières pages. Je ne sais quels extraits vous proposer, chaque page est belle. J'en ai choisi quatre : le premier en lien avec le surréalisme, le second et troisième parle d'amour et de Youki et le quatrième illustre l'entrée en résistance du poète.
« Aux yeux
De Robert, les surréalistes et les dadaïstes, qu'on pouvait encore confondre en ce temps-là, incarnaient une
liberté aussi farouche que la sienne. Ils enterraient joyeusement les valeurs sacrées de leurs aînés, la famille, la patrie, et cette morale bourgeoise qui s'accommode du bordel et du viol mais brocarde la
liberté d'aimer. Ils entrechoquaient et frottaient les mots, cherchant l'étincelle d'une
poésie surgie de l'étrange et de la surprise, de l'amour des objets hors d'usage et de terrains vagues. A son retour du Maroc, Robert avait rejoint les surréalistes car l'inconscient, le merveilleux et le rêve étaient son territoire de toujours, le seul dont il se sentait un arpenteur légitime. de l'écriture automatique aux cadavres exquis, ils avaient inventorié un bestiaire halluciné, parcouru une jungle qui se perdait au-delà des cartes, s'étaient laissés hanter, émouvoir par des fleurs de verre, des femmes forêt, des étoiles encore non nées.
Ils avançaient sur la crête des vagues, tutoyaient la mort et le vertige. Leur rire était un crachat envoyé au ciel. Ils n'avaient que faire d'être raillés, méprisés, excommuniés. Ils revenaient d'entre les morts, la boue des tranchées les avait recrachés in extremis. Ils n'allaient pas rester sur leurs bancs à écouter les maîtres, lever le doigt, dire pardon mais je ne suis pas d'accord avec votre manière de distinguer les cadavres, de prétendre qu'il y a de nobles charognes, des boucheries bénies, que nous naissons pour mourir au nom d'une cause qu'on choisit pour nous. Ils criaient : ce que nous appelons vie, c'est cette cavalcade qui piétine vos charniers, ce débridement de l'être qui vous fait horreur. le merveilleux, la révolte et le blasphème sont nos invités permanents. Nous abolissons les frontières que vous avez tracées pour vous protéger de vous-mêmes. Nous n'avons de patrie que celles des rêves que nous partageons, des femmes que nous aimons, des vins qui nous enivrent. Nous sommes votre pire cauchemar, la porte d'entrée de vos désirs refoulés, des insurrections à venir. Nous sommes l'insomnie des ministres de l'Intérieur, des gardiens d'asile, des maréchaux de France. Nous incarnons le désordre, nous fracassons le langage pour que vous ne puissiez plus endormir, mater, endoctriner, faire plier les volontés à l'aide de la grammaire, de la morale et du dogme. Nous préparons des lendemains indociles, nous guettons les rencontres improbables, les incendies amoureux, le tressaillement des consciences réveillées et de la
liberté qui se déplie.
Pendant six ans, Robert a été le voyant de leur obscurité, le prophète de leur impiété, le pourfendeur des impostures, jouant des poings et de sa verve assassine, décoiffé et couvert d'ecchymoses.
Mais quand ils parlaient, c'était d'amour.
Ils auraient pour un baiser
Donné ce qui leur restait de sang. »
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« Robert regagne sans bruit l'appartement désert. La rue Mazarine est plongée dans le sommeil et il devine les rêves de ses voisins, horizons dépliés à perte de vue et festins pantagruéliques. Youki n'est pas là. Ces derniers temps, elle profite du couvre-feu pour passer la nuit dans les dancings et les cabarets. le coeur
De Robert se tend comme une corde de guitare quand il passe près de sa chambre vide. Au matin, il la retrouve abîmée sur son lit. Cette odeur d'alcool qui imprègne ses vêtements et sa peau, cette lassitude au fond de ses prunelles sont les signes que sa Sirène va mal. Elle boit, comme on marche vers la vague en espérant qu'elle ne laissera rien de soi. Elle abandonne son corps aux morsures de bouches sans visages, aspirant à un oubli qui ne vient pas. Se réveiller sans mémoire, et que ses souvenirs cessent de la torturer. »
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« Encore un été étouffant à guetter cet appel d'air qui ne vient pas, ce débarquement promis et toujours suspendu qui finit par advenir trop loin, sur les côtes de Sicile, engendrant un espoir fou que ternit au fil des jours la monotonie de l'horreur.
Jacques Prévert et
Jean-Louis Barrault ont rejoint les studios niçois de la Victorine où débute le tournage des Enfants du paradis. Robert emmène Youki à Pierrefonds, à l'auberge des Trois Marches où vécut Séverine, la féministe au verbe haut, la grande amoureuse. La forêt de Compiègne frissonnant sous l'orage ranime tant de souvenirs… Robert espère qu'ils rendront Youki à elle-même et qu'elle lui reviendra.
Regarde ma Sirène, ici nous avons ri et chanté avec nos amis, nous nous sommes aimés sur des sommiers grinçants, j'ai embrassé chaque centimètre de ton corps, épié les variations de l'émoi dans ton souffle. Je rentrais le chapeau débordant de cèpes et tu m'accueillais pieds nus et décoiffée, avec ce visage de sauvageonne cuivré de soleil et de joie.
Ici, tu t'es griffée aux ronces de la forêt profonde. le parfum de ta peau s'est poivré de senteurs de feuilles mortes et d'humus, tu t'es enivrée de chants d'oiseaux, d'étoiles filantes…
Au coeur d'un été où nous nous sentions en pleine possession de nos vies, nous avons déchiffré incrédules l'ordre de mobilisation sur le mur de la gare.
Mais la vie, ma Sirène, ne s'est pas arrêtée le jour où les soldats d'Hitler sont entrés dans Paris. Elle est le torrent artésien qui court sous l'écorce calcinée, le battement d'un coeur obstiné qui refuse de se rendre. Regarde cette forêt où les bourgeons tirent leur force de la pourriture, où la mort donne la vie, n'est qu'un élément du cycle.
Incroyable est de se croire
Vivant, réel, existant.
Incroyable est de se croire
Mort, feu, défunt, hors du temps.
Nous survivrons à nos peurs.
Je t'emmènerai au Mexique, tu me feras visiter la Chine, dont j'ai tant rêvé à travers ta voix.
Dans chaque note de la partition d'un poème, dans la plus modeste étincelle électrisant le silence, je cache un amour plus grand que ma vie, plus grand que la tienne.
Je cherche les empreintes de nos pas dans la terre meuble des sentiers. Sous les feuilles, les escargots ont remplacé les champignons mais mon émerveillement renaît à chaque foulée, je ne suis pas rassasié de la beauté de ce monde.
Six semaines volées à la tension d'une vie aux aguets. Ecrire et aimer à l'abri de la forêt, réparer ses forces. Les
poèmes pour enfants sont presque achevés, la dernière nouvelle se débat sous ses doigts comme un taureau fuyant les banderilles. La poésie et l'amour naissent d'un même désir inassouvi. le poème l'enserre, insaisissable et mouvant comme le corps de Youki. Il cherche à saisir ce qui n'est déjà plus là. Ses mains, ses lèvres, son sexe se referment sur une énigme. Ce qu'il attrape n'est qu'une dépouille frémissante, une coquille vide où l'océan résonne.
Savoir sa victoire impossible, et tout risquer pour la beauté de la tentative. »
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« Une fourmi de dix-huit mètres
Avec un chapeau sur la tête,
Ça n'existe pas, ça n'existe pas.
Une fourmi traînant un char
Plein de pingouins et de canards,
Ça n'existe pas, ça n'existe pas.
Une fourmi parlant français
Parlant latin et javanais
Ça n'existe pas, ça n'existe pas.
Eh ! Pourquoi pas ?
- Hum… la fantaisie est manifeste, mais où se cache le réel ? sourit Verdet.
- Et bien, répond Robert, cette fourmi de dix-huit mètres ne ressemble-t-elle pas à une locomotive, et son chapeau à un panache de fumée ? Dix-huit mètres, c'est la longueur précise d'une locomotive avec son tender à charbon. Et ces passagers de toutes les races parlant des langues différentes…
- … sont les déportés ? souffle Verdet, songeur.
- C'est bien possible, murmure Robert. Et le fait qu'on emporte tous ces gens vers un lieu effrayant, que disparaissent ainsi des milliers de femmes et d'enfants, c'est tellement dur à croire… Et pourtant…
- Mais vous l'adressez à des gosses, qui s'arrêteront à la fantaisie.
- Bien sûr, répond Robert. Et c'est bien ainsi. le réel donne au
poème son sens caché. Eux n'en ont pas encore besoin, ils le découvriront bien assez tôt. »
4ème de couverture : «
Robert Desnos a vécu mille vies – écrivain, critique de cinéma, chroniqueur radio, résistant de la première heure -, sans jamais se départir de sa soif de
liberté. Pour raconter l'histoire extraordinaire de ce dormeur éveillé, Gaëlle Nohant épouse ses pas ; comme si elle avait écouté les battements de son coeur, s'était assise aux terrasses de cafés en compagnie d'
Eluard ou de
Garcia Lorca, avait tressailli aux anathèmes d'
André Breton, fumé l'opium avec Yvonne George, et dansé sur des rythmes endiablés au Bal Blomet aux côtés de Kiki et de
Jean-Louis Barrault.
S'identifiant à Youki, son grand amour, la romancière accompagne
Desnos jusqu'au bout de la nuit.
Légende d'un dormeur éveillé révèle le héros irrésistible derrière le poète et ressuscite une époque incandescente et tumultueuse, des années folles à l'Occupation. »
J'espère que je vous ai donné envie de lire ce très beau roman, de découvrir l'écriture de Gaëlle Nohant et les
poèmes de
Robert Desnos. Quant à moi, je vais chercher sa biographie par
Anne Egger et les mémoires de
Youki Desnos. Par ailleurs, j'ai poursuivi ma lecture sur les camps par «
Si c'est un homme » de
Primo Levi qui (par un fait étrange dans tous les livres sur le sujet, je choisis celui-là) a été déporté le même jour que
Robert Desnos, le 22 février 1944.