Le cristal du "temps retrouvé"
Tout part d'une anecdote étrange. le narrateur, écrivain sur le point d'achever un livre, rencontre au détour d'un chemin de randonnée en haute montagne un marcheur qui l'interpelle en ces termes : "Hé, vous n'auriez pas vu passer mon ombre ?" et lui fait don d'un cristal ayant le pouvoir de restituer les souvenirs. Cette rencontre quelque peu insolite semble faire écho au conte fantastique d' Adelbert von Chamisso , "L'étrange histoire de Peter Schlemihl ou l'Homme qui a perdu son ombre", où le héros vend son ombre à un mystérieux "homme gris", qui n'est autre que le diable, en échange de la bourse de Fortunatus. Pierre Péju est féru de littérature allemande – il a consacré sa thèse au romantisme allemand et est l'auteur notamment d'une biographie sur E.T.A. Hoffmann – et ce clin d'oeil, placé au début du récit, permet d'introduire le caractère surnaturel et quelque peu transgressif du voyage que le narrateur s'apprête à faire au moyen du cristal : pallier la défaillance de la mémoire au moyen d'un outil magique, qui permet de retrouver et de revivre avec toute la précision et l'intensité du présent des souvenirs lointains et perdus.
L'idée du cristal rapporteur de souvenirs, comme surgie d'un conte, est un prétexte pour aborder la question de la mémoire et de l'oubli.
Chaque chapitre présente un épisode de la vie du narrateur dont le souvenir est exhumé par le cristal, relevant à la fois de la vie réelle et de la vie rêvée. La vie réelle, ce sont les sensations d'enfance et le vécu plus ou moins proche restitués avec clarté. La vie rêvée, ce sont les terreurs oniriques d'enfant qui ressurgissent et dont la mise au jour est, on le suppose, cathartique pour l'adulte. Apparaissant dans le désordre, ces anecdotes racontées forment peu à peu une mosaïque de souvenirs.
Mais ce n'est pas tout. le cristal a également le pouvoir de laisser entrevoir ce que j'aurais envie de nommer l'"après-soi" : le narrateur fait l'expérience de se retrouver dans sa propre maison après sa mort, et de voir ses effets et papiers personnels ensevelis sous la poussière, comme un "tas d'ordures". Cette vision terrible, comme une sorte d'allégorie de l'oubli, amène un questionnement essentiel : que laisse-t-on après sa mort ? Faut-il s'accrocher aux souvenirs ? Est-il indispensable de laisser une trace ?
L'expérience du cristal permet de "se satteliser", de "se survoler", d'éprouver le poids de la mémoire à l'heure de faire le bilan. Car, à un âge avancé, les souvenirs peuvent aussi être ressentis comme un fardeau dont on ne parvient pas à se libérer, un fardeau tel que le désir d'amnésie devient impérieux. Ainsi, en posant en filigrane la question : le fait de se souvenir apporte-t-il quelque chose et la mémoire est-elle d'une quelconque utilité ?, l'auteur invite à faire sienne l'idée que l'oubli est finalement salutaire.
Ainsi, l'expérience du cristal prend le sens d'un parcours initiatique, cathartique vers le détachement et une sorte de préparation à la mort, grâce à ce que l'auteur appelle l'"abolition" de la mémoire. "Ne plus rien se rappeler, ça doit aider à bien mourir." N'est-ce pas ce qu'on pourrait souhaiter, comme le disait André Gide dans "Les nourritures terrestres", "mourir complètement désespéré", en s'enfonçant doucement, comme le narrateur, dans les eaux du fleuve Léthé qui apporte l'oubli aux âmes des morts ?
Après, il ne resterait plus qu'à éprouver une immense gratitude pour toutes les choses vues, vécues et perçues et une profonde reconnaissance envers le monde.
J'ai beaucoup apprécié ce livre, parsemé de références littéraires que le lecteur averti se plaira à découvrir ; il constitue une très belle source de réflexion sur la mémoire et les souvenirs. Merci à Gallimard et à Babelio.
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